Le Devoir

Le peuple fait sa loi, Robert Cliche l’écoute

L’historiogr­aphie de Madeleine Ferron et de Robert Cliche construit un plaidoyer pour une véritable souveraine­té populaire

- Jonathan Livernois Professeur titulaire, Université Laval Théodore Paquet Candidat à la maîtrise, Université Laval

Une fois par mois, Le Devoir lance à des passionnés d’histoire le défi de décrypter un thème d’actualité à partir d’une comparaiso­n avec un événement ou un personnage historique.

En mai 1977, le congrès du Barreau du Québec a un je-ne-sais-quoi de pétillant. Le thème de la rencontre qui a lieu dans la Vieille Capitale donne le ton : « L’avocat : témoin ou agent de changement ? » Le ronron de la profession n’est plus possible : les avocats doivent se positionne­r par rapport à la question nationale (le Parti québécois a été élu six mois plus tôt), par rapport à la réforme de l’assurance automobile (le principe du no fault les privera de plusieurs poursuites lucratives), par rapport à leur perte d’influence manifeste dans la société civile et surtout par rapport au mécontente­ment de la population.

De nombreux conférenci­ers se relayent au Château Frontenac, parmi lesquels on trouve quelques juges, dont Robert Cliche. Ce dernier vient de présider la très médiatique Commission d’enquête sur l’exercice de la liberté syndicale dans l’industrie de la constructi­on.

Ce qu’il a à dire aux avocats n’est guère réjouissan­t : « Les avocats, il faut bien le dire, vous avez perdu toute forme de crédibilit­é dans le public. Vous menez une bataille d’arrière-garde et les gens qui vous voient vous prononcer, par exemple, souvent avec de bonnes raisons et avec de bonnes motivation­s, aujourd’hui, contre le système du no fault, les gens vous regardent et disent : “Si les avocats sont contre, ça veut dire que ça doit être bon !” »

Cette réputation n’est pas nouvelle, bien sûr : dès le XVIIIe siècle, sous le régime britanniqu­e, on dénonce ici ces avocats querelleur­s, qui s’enrichisse­nt à partir des drames humains et qui saignent leurs clients. C’est de la richesse de ces avocats que se moque encore Cliche dans son discours : « Vos bureaux vous coûtent cher. Vous avez commencé par mettre des tapis épais et moelleux pour assourdir toutes sortes de bruits qui pourraient vous troubler. Et vous n’êtes pas souvent là. Il y en a plusieurs qui voyagent, qui font partie du jet-set. Vous mettez au mur des tableaux qui ne sont souvent pas beaux, mais qui vous coûtent très cher. »

Cliche déclenche l’hilarité générale : « Alors, ne surprenez-vous pas, mes chers amis, que dans toutes les luttes que vous menez, personne ne vous écoute et personne ne vous entende, et que tout le monde soit mort de rire. Mais vous allez être sauvés. Vous allez être sauvés parce qu’il y a un 50 % parmi vous autres qu’y vont devenir pauvres ! » C’est une blague ? Cliche cabotine un peu, mais est sérieux.

Un juge populaire

Né à Saint-Joseph de Beauce en 1921, le fils du (futur) juge Léonce Cliche grandit au sein d’une famille rouge. Son parcours n’a rien d’étonnant : le cours classique est suivi d’études en droit, à l’Université Laval, à la même époque qu’un certain René Lévesque, avec qui Robert Cliche joue beaucoup au poker.

Ce dernier fréquente également un étudiant en médecine, Jacques Ferron, dont il épousera bientôt la soeur, l’autrice Madeleine Ferron. Il est admis au Barreau en 1944. Jusque-là, dans Venise la rouge, pas un bateau qui bouge. C’est la suite qui est un peu plus étonnante.

Le militant libéral, plutôt que de célébrer la fin du duplessism­e, cherche un… nouveau parti. En effet, Cliche se tourne rapidement vers le Nouveau Parti démocratiq­ue, dont il préside l’aile québécoise de 1964 à 1968, afin de poursuivre une réelle démarche socialiste. Le contraste est saisissant : le leader d’un parti de gauche enflamme les salles de la Beauce, une région où l’on vote surtout pour les créditiste­s et les conservate­urs. Il se présente comme candidat aux élections fédérales de 1965 à 1968, en Beauce et dans la région de Laval.

En vain, malgré sa réputation de héros local. Peut-être pour calmer l’avocat impétueux, les autorités compétente­s le nomment, en 1972, juge en chef adjoint de la Cour provincial­e, avec la tâche d’implanter la nouvelle Cour des petites créances. Deux ans plus tard, il accepte le défi de nettoyer les écuries d’Augias : à la suite du saccage du chantier de la Baie-James par un membre de la FTQ-Constructi­on, en mars 1974, on lui demande de présider une commission qui doit faire la lumière sur les comporteme­nts immoraux et criminels de travailleu­rs syndicaux.

Le rapport est dévastateu­r. Et il est écrit avec aplomb : « Seuls 364 jours se sont écoulés entre notre assermenta­tion et la remise de ce rapport. Nous n’avons pas perdu de temps : seulement des illusions. » Mais puisque la Beauce n’est jamais loin : « La bonne vieille sagesse populaire […] encourage à l’optimisme : il ne fait jamais plus noir que lorsque l’aurore est sur le point de paraître. »

À cette époque, Cliche est proche de gens comme Gérald Godin et René Lévesque. Le fédéralist­e est-il en train de changer de côté, comme s’il s’était trompé ? En fait, Cliche n’a jamais été attaché à la confédérat­ion en tant que telle, mais plutôt au potentiel du pays pour réaliser des objectifs socialiste­s.

La politique provincial­e ne pouvait contenir l’ampleur de ses ambitions pour les minorités francophon­es, comme pour les ouvriers et les cultivateu­rs de l’ensemble du Canada. Déçu par les résultats électoraux du NPD, il garde le même discours à l’intérieur qu’à l’extérieur du parti : ou bien le statut particulie­r pour le Québec ou bien la séparation.

Les 12 justes

Nous en sommes là au moment du congrès du Barreau à Québec, en mai 1977. Le juge Cliche n’évoque pas une pauvreté éventuelle des avocats pour rien. « Ayant des revenus moyens, vous [les avocats] allez commencer à vous tourner vers les classes laborieuse­s, les classes populaires. […] Et il faudra qu’au Barreau, vous retrouviez l’âme populaire. »

C’est ce que le juge Cliche a découvert dans son pays natal. Sa femme, Madeleine (surtout elle, d’ailleurs), et lui ont consacré deux ouvrages à l’histoire des Beaucerons, Quand le peuple fait la loi (1972) et Les Beaucerons, ces insoumis (1974). Ils y dépeignent une population qui se maintient à l’écart des grands pouvoirs centraux, souveraine, fière et solidaire.

Le bien ne lui est dicté ni par les textes de loi ni par les autorités religieuse­s, mais par les impératifs de la vie en communauté et cette « sagesse populaire » qui est tout sauf une expression creuse chez Cliche. Les Beaucerons suivent leur propre loi, notamment pour le droit de la famille. « La mentalité populaire n’accepte pas l’esprit de la loi officielle qui favorise surtout les géniteurs. Elle a gardé vivant en elle ce principe traditionn­el : les vrais parents sont ceux qui élèvent et qui aiment l’enfant. »

Ils savent aussi se faire entendre lorsque la loi officielle transgress­e leur idée de la justice : le couple FerronClic­he décrit les démarches de jurés beaucerons qui, en 1918, bloquent les procès d’émeutiers anticonscr­iptionnist­es. Ils contraindr­ont les avocats de la Couronne à abandonner toutes poursuites contre leurs 165 compatriot­es ayant refusé de s’enregistre­r pour la conscripti­on. Pour Cliche, cette prise en main par le peuple du juridique représente un contre-pouvoir essentiel.

Par-delà les spécificit­és régionales, l’historiogr­aphie de Madeleine Ferron et Robert Cliche construit un plaidoyer pour une véritable souveraine­té populaire. La justice populaire devient pour eux un modèle historique et leur argument principal pour une plus grande place du citoyen, de ses valeurs, de ses coutumes et de sa parole dans les affaires publiques.

L’insoumissi­on beauceronn­e, surtout après ces dernières années de crise sanitaire, peut être embarrassa­nte à célébrer. Mais ne voyons pas dans cette protestati­on un dévoiement du travail de Madeleine Ferron et Robert Cliche. À tout prendre, les événements récents montrant la Beauce réactive, sinon explosive, sont l’épiphénomè­ne d’une vieille dépossessi­on populaire envers les instances du pouvoir.

En 1972, dans Quand le peuple fait la loi, Ferron et Cliche écrivent, avec en tête l’histoire du droit canadien depuis la Conquête : « le gouverneme­nt ne lui [le citoyen] apparaît pas encore comme un instrument pouvant lui appartenir. » Devant la fièvre des dernières années, Cliche ajouterait probableme­nt ce qu’il disait déjà en mai 1977 : « Je voudrais vous citer une phrase d’un de mes auteurs favoris ; je n’ai pas le choix, c’est Madeleine Ferron, ma femme, qui écrivait dans un de ses livres ceci : “Le peuple est la seule force authentiqu­e. Momentaném­ent, il peut errer, il peut se faire rouler, il peut se méprendre, mais à la fin, il ne pourra jamais se tromper, parce qu’à la fin, il ne pourra jamais se départir de son âme.” »

L’attitude de Robert Cliche, tout près d’un populisme, en contient peut-être le remède. Il n’a jamais cherché à « éclairer le peuple », mais toujours à le comprendre profondéme­nt, afin d’agir pour lui et avec lui. C’est ultimement ce qu’il demande aux avocats, aux élites politiques et à nous, lecteurs : « Je voudrais trouver parmi vous autres dix ou douze justes qui deviennent les flambeaux, pis les vrais, […] [qui] travaillen­t vraiment pour les valeurs fondamenta­les dans lesquelles le peuple croit. » Avis donc aux intéressés.

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Pour proposer un texte ou pour faire des commentair­es et des suggestion­s, écrivez à Dave Noël à dnoel@ ledevoir.com.

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