La langue de Maryse Condé
Cette grande écrivaine nous invite à envisager que tout se construit au contact de l’autre
L’écrivaine Maryse Condé est morte le 2 avril dernier, et je constate, avec regret, que les médias québécois n’ont pas accordé assez d’attention à cette grande écrivaine d’origine guadeloupéenne dont l’oeuvre rayonne pourtant dans le monde entier.
Elle fut honorée en 2018 du prix Nobel alternatif de littérature, et on lui doit aussi notre reconnaissance pour ses luttes politiques, dont celle d’avoir présidé au Comité pour la mémoire de l’esclavage, en 2004.
Née en 1934 à Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe, elle se disait elle-même issue de la bourgeoisie urbaine de ce coin des Antilles. Cependant, elle est consciente très tôt de la singularité identitaire que lui confère sa naissance dans les Caraïbes, de parents noirs, descendants des esclaves africains.
De son propre aveu, c’est en France, où elle poursuit ses études à 19 ans, qu’elle saisit toute la complexité de sa situation coloniale de Noire dans les Antilles. Elle s’ouvre alors à la littérature antillaise, dont celle d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon, ses voisins martiniquais qui nourrissent sa fibre indépendantiste.
Dans les années 1960, elle sera d’ailleurs aux premières loges du spectaculaire déferlement des indépendances africaines, aux côtés de son mari, Mamadou Condé, ainsi que de Sékou Touré en Guinée et de Kwame Nkrumah au Ghana, ces deux derniers étant des acteurs de premier plan des indépendances africaines, avec qui elle a de proches relations.
À son retour d’Afrique, elle rédige Ségou, une oeuvre phare, qui raconte la chute de l’Empire bambara du Mali, un roman en deux tomes qui lui vaut une reconnaissance internationale. C’est par cette oeuvre que je suis moi-même rentrée dans l’univers de Condé, et que j’ai pu en mesurer toute la richesse.
Au cours de mes lectures de Condé, je ressens une sorte de désenchantement en regard de la négritude. Celle qui avait lu Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, qui en avait été si inspirée, nous révélait, à travers son parcours, que ce « retour » était impossible, que les Afro-descendants des Antilles étaient… des Antillais, c’est-à-dire, qu’ils n’étaient plus des Africains, à proprement parler. Elle élabore l’idée d’une identité composite. Une identité africaine qui s’est construite dans un nouvel environnement, qui s’est transformée, et qui se transforme encore et toujours.
Je ne suis pas une spécialiste de Maryse Condé, mais son écriture m’a permis de mieux apprécier la littérature caribéenne et sa merveilleuse singularité. Cette grande écrivaine nous invite à envisager que tout se construit au contact de l’autre. Condé n’a jamais cessé de revendiquer sa singularité, même dans sa langue qui emprunte tant au créole qu’au français et à l’anglais, une autre langue qu’elle a longtemps côtoyée en enseignant la littérature comparée dans les grandes universités américaines.
Lorsqu’elle affirmait écrire dans la langue de Maryse Condé, ce n’était pas de l’orgueil mal placé, mais une façon de dire et de célébrer notre façon singulière d’être au monde. Je crois que les auteurs de la créolité (ou de l’antillanité selon le terme de Glissant) ont beaucoup à nous apporter, à nous, Québécois francophones, enserrés dans l’étau anglophone américain.
C’est dans la relation à l’autre qu’on se construit, et qu’on peut survivre dans notre singularité. Et notre manière d’être au monde ne se construit pas exclusivement avec les mots. Dans son roman Victoire, les saveurs et les mots, elle rend hommage à sa grand-mère qu’elle n’a pas connue, mais dont la réputation de grande cuisinière lui inspira un portrait fascinant, où les mets cuisinés ont autant de valeur que les mots pour construire les traits d’une identité culturelle.
Dans ce roman que je viens retirer de ma bibliothèque, je découvre, émue, une photo que j’y avais placée, de ma grand-mère guadeloupéenne en train de nettoyer du poisson sur une table de jardin garnie d’herbes et d’épices : « Sans parler, tête baissée, absorbée devant son potajé, tel un écrivain devant son ordinateur » (Maryse Condé, Victoire, les saveurs et les mots, Mercure de France, 2006, quatrième de couverture).
Je ne suis pas une spécialiste de Maryse Condé, mais son écriture m’a permis de mieux apprécier la littérature caribéenne et sa merveilleuse singularité