Danser avec les loups
Cinglante peinture de la culture de la performance, le roman Royal est adapté sur scène avec une partition chorégraphique
La compagnie Duceppe avait déjà accueilli il y a trois ans l’univers satirique et mordant de Jean-Philippe Baril Guérard. L’adaptation de Royal, son deuxième roman, succède à celle du populaire Manuel de la vie sauvage. Mais avec un audacieux traitement formel qui s’annonce très différent du spectacle précédent.
Rappelons que cette oeuvre de 2016 examine la culture de la performance poussée à l’extrême à travers une cohorte d’étudiants en droit de l’Université de Montréal. Un milieu très compétitif qui plonge vite ces aspirants avocats dans l’impitoyable « course au stage » : la nécessité de décrocher de meilleurs résultats que les autres pour s’assurer une place dans une prestigieuse firme.
Pourtant, Royal est né en quelque sorte du théâtre. Jean-Philippe Baril Guérard, qui a besoin de recul pour comprendre l’origine de ses textes, a réalisé il y a quelques années que ce récit était lié à son passage à l’école théâtrale. « On était dans un bain de compétition assez intense, se rappellet-il. Pas vraiment comme la course au stage, mais c’est un peu la même dynamique : tu collabores avec des gens avec qui tu es comparé. Et admis à 16 ans, rêvant de devenir comédien, je n’avais pas beaucoup de perspective. Tout ça, je pense, a développé chez moi une sensibilité à ces enjeux de performance, de stress, de ce qu’on est prêt à faire pour réussir. »
On associe l’auteur de Haute démolition aux portraits de milieux spécifiques. « Mais ultimement, je parle de moi ! » note-t-il en riant. Et si les univers qu’il dépeint sont « très utiles pour raconter une bonne histoire, le noyau, c’est la question de l’argent, du pouvoir, du capitalisme ».
Le prolifique créateur est lui-même très performant. Il ne le nie pas. « Je viens d’une famille de gens très sportifs, d’overachievers. C’est sûr que ça m’obsède. » Pour lui, Royal n’était pas une condamnation complète. « Ce n’est pas nécessairement négatif : il y a des gens qui font de grandes choses parce qu’ils ont cette drive, nuancet-il. Et on est tous un peu [affectés] par cette culture. » Il s’agit plutôt de voir comment bien vivre avec elle.
Alors qu’on parle beaucoup d’anxiété de performance, le roman illustre « à quel point, quand tout est calculé, comptabilisé dans cette optiquelà, ça peut rendre fou. Cela peut être très toxique ».
Le récit suit la chute d’Arnaud : ce rejeton d’un milieu privilégié, étranger aux difficultés, se met à adopter des comportements douteux pour réussir à tout prix. L’auteur de Vous êtes animal y pose une question centrale : « Sous pression, est-on capable de rester fidèle à son échelle morale ? On voit ça souvent : on commence avec des intentions nobles. » Et ce n’est pas une falaise qu’on dégringole d’un coup, mais un escalier qu’on descend lentement, à coups de concessions.
S’éloignant du roman, l’adaptation scénique de Baril Guérard s’est faite en « dialogue constant » avec la mise en scène, conçue en duo. Jean-Simon Traversy s’est adjoint cette fois la chorégraphe Virginie Brunelle (Fables), car le spectacle intègre une importante dimension corporelle.
« Quand on lit Royal, il n’y a pas de répit, on est toujours au bout de notre souffle — surtout lorsque les personnages se “monstrifient”, remarque Virginie Brunelle. Je pense que le corps a permis d’avoir cette tension constante. » Et l’évocation de la course au stage passe sur scène par une partition physique exigeante, énergique, menant vers l’épuisement, qui fait émerger « la vérité, l’humain », derrière l’interprète.
« C’est fou comme la forme rejoint le fond : nos acteurs se poussent à bout pour donner un bon show et luttent contre la fatigue, peut-être contre l’envie de leur corps de lâcher », dit le dramaturge.
Éclaté
Cette co-mise en scène théâtrale constitue une expérience nouvelle pour Virginie Brunelle, très reconnaissante d’avoir eu cette chance. « C’est sûr que, moi, je ne travaille pas avec les mots, alors je trouvais qu’il y en avait beaucoup ! [rires] Mais il y a de grandes similitudes avec les processus en danse. »
Il a fallu du temps aux deux
metteurs en scène pour trouver comment intégrer le mouvement dans le spectacle, indique-t-elle. « Lorsqu’on a décidé de remoduler le texte que Jean-Philippe nous avait proposé, de le faire éclater un peu, on dirait que ça m’a permis de voir comment le mouvement pouvait participer encore plus à la narration du récit. Et c’est un peu ainsi que je travaille en danse : trouver des images suffisamment symboliques, fortes en sens, pour que le spectateur ressente quelque chose, pour qu’il comprenne comment les lier avec le texte. C’est comme des fresques vivantes, par moments, qui se dessinent. »
Et dans Royal, qui décolle du réalisme, certaines compositions chorégraphiques visent à donner accès à la vulnérabilité du protagoniste. Des scènes plus métaphoriques où des interprètes donnent corps à l’angoisse d’Arnaud.
Et si ces tableaux dans lesquels le corps, plutôt que la parole, porte la narration du récit fonctionnent si bien, c’est grâce au traitement plutôt « baroque » du spectacle, estime Jean-Philippe Baril Guérard. « Très rapidement, les [metteurs en scène] ont établi que c’est un show où il y a une multitude de codes, de moyens d’expression, et qu’on peut vite passer à une autre façon de raconter l’histoire. Chacun des actes a un peu ses propres codes. »
Course aux rôles
La pièce a aussi la particularité d’être jouée exclusivement par de jeunes finissants des écoles théâtrales. Des 281 à auditionner au départ, JeanSimon Traversy en a retenu 80. Puis, après une deuxième audition, qui a permis à Virginie Brunelle et à JeanPhilippe Baril Guérard de juger de leur capacité à « bouger bien », dix ont été choisis. Un long processus de sélection qui ressemblait un peu à l’exigeante course au stage décrite dans Royal… « Ils nous l’ont dit aussi : il y a beaucoup d’écho entre le récit et notre processus pour arriver à la scène de Duceppe ! » rapporte la chorégraphe.
Et Jean-Philippe Baril Guérard a modifié son adaptation selon la personnalité des interprètes. « Dès que j’ai connu la distribution, j’ai recréé le personnage autour de l’acteur pour chacun d’eux. Je trouve plus facile de faire émerger la fiction de la personnalité de mes interprètes que l’inverse. » Le texte contient des adresses au public, où les comédiens parlent parfois en tant qu’euxmêmes. L’auteur aime beaucoup cette transparence au théâtre, qui permet d’établir aisément un lien avec la salle. « Je ne veux pas faire semblant qu’il y a un quatrième mur extrêmement hermétique et faire croire au public que c’est un personnage, et qu’il faut être attaché à ça du début à la fin. Et j’étais beaucoup là en répétitions — quasiment tout le temps au début. Si un interprète inventait quelque chose, ça se pouvait que ça se retrouve dans le texte. On joue avec ça. »
Le dramaturge jugeait aussi intéressant de tracer des parallèles entre l’expérience personnelle des acteurs et la pièce. De voir, comme dans le récit, les disparités qui existent entre ces débutants, selon leur origine ou leur classe sociale. « Ce n’est pas vrai que quelqu’un issu d’une famille aisée a des chances égales à celui qui a été sur les prêts et bourses pour payer ses études en théâtre. Moi, ne pas devoir avoir une jobine pour payer le loyer en sortant de l’école m’a permis de faire des spectacles autogérés pas payants… »
Virginie Brunelle vante quant à elle la générosité des membres de la jeune distribution. « Ils ne portent aucun jugement sur les idées qu’on leur propose. Et avec le mouvement, souvent, c’est ce que j’avais vécu avec des acteurs [plus expérimentés], qui ne comprenaient pas l’intention du geste : “Pourquoi je ferais ça ? Qu’est-ce que ça veut dire ?” Eux sont toujours [prêts à] essayer. C’est vraiment riche dans un processus créatif. »
Royal
Texte et adaptation : Jean-Philippe Baril Guérard. Mise en scène : Virginie Brunelle et Jean-Simon Traversy. Avec Xavier Bergeron, Romy Bouchard, Florence Deschênes, Irdens Exantus, Parfaite Moussouanga, Vincent Paquette, Jérémie St-Cyr, Pierre-Alexis St-Georges, Valérie Tellos, Aline Winant. Au théâtre Duceppe, du 10 avril au 11 mai.