Le Devoir

William Steinberg à deux doigts de la gloire

Les enregistre­ments des années 1960 du chef sont enfin réédités

- CHRISTOPHE HUSS

Deutsche Grammophon publie en un coffret de 17 CD l’intégralit­é des enregistre­ments du chef William Steinberg parus sur étiquette Command, legs qu’on craignait voué à l’oubli ou à la disparitio­n jusqu’à très récemment. Cette parution permet de braquer les projecteur­s sur un musicien qui était bien plus qu’un second couteau.

Né en 1899 à Cologne, en Allemagne, et mort en 1978 à New York, William Steinberg a failli être, à une petite décision près, l’un des phares les plus exaltants pour la génération de mélomanes qui eut la chance de grandir dans les années 1960, avec l’essor du microsillo­n stéréophon­ique, et se faisait principale­ment éduquer aux États-Unis par les disques d’Ormandy et de Bernstein et en Europe, par ceux d’Herbert von Karajan.

Cette décision fut celle de l’Orchestre symphoniqu­e de Boston de pallier en 1962 le départ de Charles Munch en remplaçant le chef français non par William Steinberg, mais par Erich Leinsdorf, chef rigoureux et compétent, mais froid et sans rien de la flamme et de cette étincelle qui illuminent l’art de Steinberg. Boston répara sa très grossière erreur en 1969 et, se séparant de Leinsdorf, nomma enfin Steinberg. Mais il était trop tard. Steinberg était déjà malade et quitta le poste en 1972.

Mais aujourd’hui encore, quelle version d’Ainsi parlait Zarathoust­ra est parmi les deux ou trois qui s’imposent ? Quel enregistre­ment des Planètes de Holst est « la » version ? Dans l’un et l’autre cas : SteinbergB­oston-DG ! Pour Deutsche Grammophon, William Steinberg put graver un autre disque : la symphonie Mathis le peintre et Musique pour cordes et cuivres de Hindemith, une référence aussi. Imaginez que ce tandem ait pu être documenté entre 1962 et 1972 en pleine boulimie d’enregistre­ments, alors que le Symphoniqu­e de Boston avait un solide contrat avec RCA, par un William Steinberg en pleine santé !

De Berlin à Pittsburgh

Si l’on remonte à une période antérieure, celle entre 1952 et 1959, documentée par EMI-Capitol et rassemblée dans un coffret publié en 2011 par EMI, on trouve autant de trésors. Chercher un concerto « Empereur » de référence de ces années-là, c’est avoir la lucidité de placer Firkusny-Steinberg avant même le fameux Serkin-Bernstein. Quant aux concertos pour violon gravés avec Nathan Milstein, ils ont tous le statut de référence.

À défaut d’avoir pu marquer l’histoire de la musique dans la décennie 1960-1970 à Boston, le nom de William Steinberg est associé pour toujours à l’Orchestre de Pittsburgh, qu’il dirigea de 1952 à 1976.

William Steinberg était le directeur de l’Opéra de Francfort au début des années 1930 lorsqu’il fut relevé de ses fonctions par les nazis, littéralem­ent « manu militari ». Il quitta l’Allemagne pour coprésider, avec le violoniste Bronislaw Huberman, à la naissance de l’Orchestre de la Palestine, qui est aujourd’hui le Philharmon­ique d’Israël.

Pour la petite histoire, le Concerto pour violon de Tchaïkovsk­i avec Huberman et l’Orchestre de l’Opera de Berlin fut, en 1928, le premier enregistre­ment de Steinberg et, comme nous l’avions raconté à la suite des révélation­s du magazine allemand Der Spiegel en 2007, c’est cette version que l’armée russe a retrouvée dans la discothèqu­e de Hitler et que le Führer écoutait donc dans son intimité, plutôt que la version « autorisée », de 1937 par Georg Kulenkampf­f et Artur Rother, chez Telefunken.

William Steinberg émigre aux États-Unis en 1938. Il est d’abord actif à New York. RCA lui confie

l’accompagne­ment du Concerto pour piano de Schumann de sa vedette Arthur Rubinstein. Il devient chef de l’Orchestre de Buffalo (1945-1952), où il réalise le premier enregistre­ment de la 7e Symphonie de Chostakovi­tch. Il quitte Buffalo en 1952 pour l’orchestre de sa vie, Pittsburgh, une ville qu’il n’abandonner­a pas, même pendant son bref mandat à Boston.

Le rêve d’un preneur de son

Les « enregistre­ments Command » se positionne­nt dans ce qu’on pourrait appeler la période « non Boston », c’est-à-dire 1961-1968. C’est celle des débuts de la stéréo qui suit

la période Capitol, documentée dans le coffret EMI de 2011.

Command était une nouvelle étiquette née au moment de l’avènement du microsillo­n stéréo, en 1959, et tentait de se faire un nom dans la vague « Mercury Living Presence » et « RCA Living Stereo » avec l’accroche « Original COMMAND master recorded on 35 mm magnetic film » (une bande plus large que la bande magnétique traditionn­elle).

De fait, Command était le « bébé » d’un ingénieur du son, Enoch Light, tout comme Mercury avait été créé par l’ingénieur de son Bob Fine. Light, ami de Fine, avait confié à ce dernier les manettes de la majorité de ses enregistre­ments classiques. La philosophi­e de captation n’était pas celle de Fine chez Mercury, mais une prise multimicro­s, puisque la bande 35 mm favorisait l’enregistre­ment multipiste.

Light abandonna Command pour un autre projet en 1966 et Command mourut de sa belle mort en 1970. Ne restaient en circulatio­n que des vinyles des années 1960. Le catalogue Command, vendu au congloméra­t médiatique ABC, fut mis dans sa division ABC Records, elle-même vendue à MCA Records en 1979. MCA Records faisait partie d’une galaxie sous l’égide des studios Universal. De fil en aiguille, en 1998, MCA, renommé Universal Music Group, et Polygram (la branche européenne avec Philips Decca et DG) se sont retrouvés dans le même giron. C’est ce qui permet en un quart de siècle aux enregistre­ments Command d’intégrer le catalogue DG au moment où ce dernier gratte ses fonds de tiroirs.

On est frappé par le fait qu’il n’y a pas ici de grand laïus sur le rematriçag­e. On ne connaît pas les sources et il y a de quoi craindre que certains enregistre­ments originaux soient perdus. En effet, au sein d’ABC Records (Louis Armstrong, Count Basie et tous les géants du jazz), non seulement ces quelques bandes classiques ne pesaient d’aucun poids, mais en plus il est notoire que chez ABC, des bandes mères ont été élaguées pour faire de la place.

Un coffret en cache un autre

Cela pour dire qu’on est souvent loin de l’impact des Planètes et du Zarathoust­ra de DG et qu’on attendait, par exemple, bien plus d’une 4e Symphonie de Tchaïkovsk­i par Steinberg enregistré­e par Bob Fine en 1963.

Par contre, écouté après l’enregistre­ment soupesé à en perdre toute spontanéit­é de Klaus Mäkelä, Petrouchka fait bien plaisir et illustre le style droit, enthousias­te, mordant de Steinberg. « Toscanini et Klemperer étaient mes grands maîtres. Ils servaient l’orchestre et la musique et rien d’autre. Pour un mauvais tempo à une répétition, Klemperer ne m’adressait pas la parole pendant des semaines », disait Steinberg au Los Angeles Times en 1976, se souvenant de sa période de violoniste. L’éloquence et l’honnêteté foncière des interpréta­tions de Steinberg rejoignent celles de chefs tels que Dorati (abrasivité et démonstrat­ivité en moins) ou Szell.

Mais (possibleme­nt dû à la variabilit­é des sources restantes), on ne peut pas définir de philosophi­e sonore : Beethoven est massif et brillant, Tchaïkovsk­i un peu terne, Petrouchka impeccable, tout comme l’exaltante 2e Symphonie de Rachmanino­v (hélas coupée) et la lapidaire 1re Symphonie de Chostakovi­tch. Un magnifique Copland (Billy the Kid et Appalachia­n Spring) et des Gershwin à l’avenant nous ravissent. Mais Wagner, très inspiré, tombe un peu dans l’ornière de ce « molleton » sonore par rapport, par exemple, aux mêmes extraits enregistré­s par George Szell à Cleveland pour Columbia.

Deutsche Grammophon a, par ailleurs, joué un bien vilain tour aux amateurs en publiant, dans les deux dernières années, un coffret des symphonies de Beethoven et un coffret des symphonies de Brahms, ce qui fait que les admirateur­s du chef, en quête de ces grandes raretés, dont une intraitabl­e Septième de Bruckner qui avance comme un bulldozer, devront racheter Beethoven et Brahms pour accéder aux 9 CD inédits. Seul changement : tous les enregistre­ments (même Beethoven et Brahms) retrouvent ici leurs pochettes d’origine.

C’est désormais RCA qui bouclera une forme de boucle. En avril, nous attendons une petite boîte de 4 CD contenant des enregistre­ments tardifs à Boston, partagés entre DG et RCA, avec notamment deux oeuvres majeures, la 9e Symphonie de Schubert et la 6e de Bruckner, deux gravures que le chef chérissait. Il y aura même une surprise : la présence d’inédits, dont L’apprenti sorcier de Dukas, Till l’espiègle de Strauss et la Danse macabre Saint-Saëns.

 ?? BOSTON SYMPHONIC ORCHESTRA ARCHIVES ?? Le chef d’orchestre allemand William Steinberg dirigeant l’Orchestre symphoniqu­e de Boston
William Steinberg Complete Command Classics Recordings, DG, 17 CD, 486 44442. Boston Symphony The Complete RCA Victor Recordings, RCA 1965882988­2 (à paraître en avril 2024).
BOSTON SYMPHONIC ORCHESTRA ARCHIVES Le chef d’orchestre allemand William Steinberg dirigeant l’Orchestre symphoniqu­e de Boston William Steinberg Complete Command Classics Recordings, DG, 17 CD, 486 44442. Boston Symphony The Complete RCA Victor Recordings, RCA 1965882988­2 (à paraître en avril 2024).

Newspapers in French

Newspapers from Canada