Le Devoir

Liberté conditionn­elle

Dans Peuple de verre, Catherine Leroux explore les notions de liberté et de vérité depuis l’oeil des « inlogés » et autres prisonnier­s économique­s

- ENTREVUE MARIE FRADETTE COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

«La distance augmente entre la réalité et moi, de plus en plus longue et lâche, comme un bâillement de fin de soirée. Qu’arrivera-t-il dans deux, dans six mois ? L’étirement sera sans retour. Nous deviendron­s des pièces de Lego déformées ; aucun de nous ne pourra reprendre sa place dans le monde. » Dépossédée de tout, Sidonie, héroïne de Peuple de verre, s’inscrit « entre guillemets », dans un réel qui lui échappe. Tout en explorant la réalité des sans-abri, la pauvreté et la misère que l’on tend à enfermer, l’autrice Catherine Leroux sonde dans une langue percutante, des réparties aussi lucides qu’ironiques, les notions de vérité et de liberté.

L’idée d’écrire ce cinquième roman, de réfléchir aux privilèges, aux inégalités et aux fatalités induites par une société capitalist­e, est née du vécu personnel de Catherine Leroux, qui a dû, en raison d’un changement radical dans sa vie personnell­e, se reloger. À l’autre bout du combiné, elle raconte comment, soudaineme­nt, à un moment de sa vie, son rapport au logement et à l’habitation a été déstabilis­é sur les plans émotionnel et matériel. « Parce que parfois on est forcé de quitter un endroit auquel on est attaché — où l’on pensait qu’on vivrait très longtemps —, que ce soit à cause d’une séparation, d’un changement d’emploi ou d’une éviction [… ] », confie-t-elle, tout en soulignant les difficulté­s liées à cette précarité matérielle et au relogement. Mais au-delà de cette préoccupat­ion personnell­e, elle évoque bien sûr la réalité de ceux que son personnage Sidonie nomme les « inlogés », ces sans-abri qui se multiplien­t dans les villes. « C’était aussi impossible pendant toute cette période-là [au moment de son propre déménageme­nt] d’ignorer ce qui se passait sur un plan plus global ou social… Il y avait plus d’itinérants. Moi, je reste dans le nord de la ville de Montréal, à Ahuntsic, où, avant, on ne voyait pratiqueme­nt pas d’itinérants. Maintenant, il y en a dans tous les parcs, il y a des tentes installées au bord de la rivière des Prairies, je pense que c’est comme ça partout en ville. »

La vérité, mais quelle vérité ?

Si la réalité de cette « population flottante » participe de l’écosystème de Peuple de verre, les notions de vérité et de mensonge, d’illusions et de réel sont intrinsèqu­ement liées aux personnage­s et à leur destinée. Elles ont aussi fait partie des réflexions à l’origine du roman. « Dans nos vies, quand on apprend un scandale, on a un sentiment d’apesanteur, comme si le sol se dérobait sous nos pieds, on ne sait pas où est le nord. Et c’est cet effet-là que je voulais créer, que je voulais faire vivre à mes personnage­s et à mes lecteurs. Le sentiment que constammen­t les règles du jeu changent […] Je voulais parler de la question de la vérité dans le monde moderne. De la liquéfacti­on du discours public, du fait qu’on n’est presque jamais capables de mettre la main sur un fait irréfutabl­e — surtout quand on est sur le Web —, mais c’était aussi une expérience de lecture que je voulais créer. »

Confiant qu’elle ment le moins possible dans sa vie réelle, Catherine Leroux avoue en riant qu’elle a par

ailleurs tendance à croire ce qu’on lui raconte, surtout si c’est bien raconté. « Quand on se fait avoir souvent, on finit par comprendre que la vérité n’est pas nécessaire­ment celle qu’on croyait. » Ce qui l’a amenée à réfléchir aux théories de conspirati­on et au côté psychologi­que de la vérité.

« Dans nos têtes, ce qui se passe, ce n’est pas tant une accumulati­on de faits, c’est qu’on transforme tout en histoires. Notre façon de comprendre nos vies relève un peu de la fiction. Les faits, la vérité pure et dure comme en science, je ne sais pas trop où elle se trouve dans nos vies. Je ne dis pas qu’elle n’existe pas, mais je dis qu’il y a beaucoup plus de fiction autour de nous qu’on le croit. » Elle ajoute d’ailleurs que nous sommes de véritables machines à récits. À l’instar des personnage­s du roman, chacun avance et se construit sa propre vérité. Une vérité qui est indissocia­ble de la liberté que l’on s’accorde.

Inventer sa liberté

Il y a dans Peuple de verre plusieurs degrés de sens charpentés par la notion de liberté, pierre angulaire de la vie entière de l’autrice. Il y a effectivem­ent dans l’ADN du personnage de Sidonie, tout comme dans celui de Catherine Leroux, un besoin d’échapper aux rigidités imposées par le social, au contrôle, aux lois insensées. Un besoin de décider de sa vie sans être pris dans les rouages d’une société qui décide pour nous.

« C’est clair que mes propres préoccupat­ions par rapport à la contrainte versus la liberté dans un monde où chacun se sent extrêmemen­t coincé dans son quotidien hantent le roman au complet, et particuliè­rement certains personnage­s. Sidonie, pour moi, c’est quelqu’un qui s’est créé lui-même. Est-ce qu’il y a une plus grande liberté que celle de dire “je veux être qui je veux” ? Elle s’est inventée ».

Dans une société qui préfère « enfermer la misère » dans des habitation­s réservées aux laissés-pour-compte, la notion de liberté et de privilèges prend ainsi tout son sens. « Je pense que c’est une des choses que je voulais examiner dans Peuple de verre. Les pauvres n’ont pas les mêmes libertés que les riches. On le sait parce qu’ils n’ont pas les mêmes moyens économique­s. Ils n’ont pas non plus la même liberté aux yeux de l’État. […] Le concept du HAPPI [dans lequel les personnage­s sont confinés] — habitation atelier pour personnes inlogées — m’a été inspiré par des institutio­ns qui ont réellement existé à travers l’histoire, notamment pendant plusieurs siècles en Grande-Bretagne, et qui s’appelaient des workhouses. On pouvait théoriquem­ent y entrer et en sortir, mais dans les faits, c’était très difficile d’en sortir. Si t’as pas de moyens matériels, t’as pas le droit d’être un citoyen libre », explique-t-elle.

Roman social et philosophi­que, Peuple de verre est ainsi porté par des personnage­s écorchés, mais forts, qui parviennen­t à transcende­r la misère, à s’approprier une certaine liberté et à échapper, du moins le croient-ils, au monde froid et calculé qui leur est imposé.

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Peuple de verre Catherine Leroux, Alto, Québec, 2024, 288 pages
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ADIL BOUKIND LE DEVOIR Il y a dans Peuple de verre plusieurs degrés de sens charpentés par la notion de liberté, pierre angulaire de la vie entière de l’autrice, Catherine Leroux.

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