Le Devoir

L’homme qui faisait planter des arbres

Cent ans après sa naissance, Frédéric Back demeure un maître mondial du cinéma d’animation

- CATHERINE LALONDE

Né il y a cent ans, le 8 avril, Frédéric Back (1924-2013) demeure un maître du cinéma québécois et un maître mondial du cinéma d’animation. Artiste aux multiples talents, il a excellé dans cet art, qui exige la maîtrise de l’illustrati­on autant que de ses mouvements. Devoir de mémoire, d’autant qu’aujourd’hui encore, Crac ! et L’homme qui plantait des arbres, tous les deux oscarisés, restent tout de pertinence et de beauté.

Il faut se souvenir de Frédéric Back, croit Marco de Blois, de la Cinémathèq­ue québécoise, car son « oeuvre est immense », souligne le programmat­eur et conservate­ur du cinéma d’animation.

« Si immense qu’on a tendance à oublier l’impact qu’ont eu Crac ! et L’homme qui plantait des arbres. » Crac ! (1982), suit une chaise berçante depuis l’arbre qui la constitue jusqu’au musée où elle aboutit et résume en même temps l’histoire du Québec tout en l’arrimant à une modernité artistique.

L’homme qui plantait des arbres (1987), inspiré d’un texte de Jean Giono, porté par la voix de Philippe Noiret, rapporte la quête d’un homme qui plante des arbres, jour après jour, jusqu’à faire une forêt d’un quasi-désert.

C’est le chef-d’oeuvre de Frédéric Back, fait de 20 000 dessins. Qui poussera de petits groupes, partout à travers le monde, à planter des arbres.

« Il y a une puissance dramatique indéniable à ce film », s’émeut encore M. de Blois. « Toute l’oeuvre de Frédéric est propulsée par ce défi : comment rendre compte de façon convaincan­te de la beauté de la nature ? »

« C’est à l’apogée dans L’homme qui plantait les arbres, qui émane de cette émotion qu’on ressent devant la beauté du monde. » Ces deux films ont eu une reconnaiss­ance mondiale, explique M. de Blois : projection­s partout, festivals, prix prestigieu­x.

« Ils ont aussi eu un impact sur les cinéphiles, par leur très grande qualité. Et ils ont provoqué des vocations. » Hayao Miyazaki, par exemple, revendique Frédéric Back parmi ses influences. Tout comme le jeune Écossais Iain Gardner, qui, pour A Bear Named Wojtek (2024), s’est adjoint à la musique Normand Roger, le compositeu­r complice des six derniers opus de M. Back.

Le militantis­me écologique de Frédéric Back, avant l’urgence climatique, le poussait à vouloir faire des films « qui portent un message », selon ses propres mots, « sur la défense de valeurs absolument vitales. » Taratata (1977), par exemple, critique par la bande l’industrial­isation du Québec. Tout rien (1980) porte sur la surconsomm­ation et la destructio­n des ressources.

Des Beaux-Arts au métro Place-des-Arts

Né en Allemagne, Frédéric Back arrive au Québec en 1948. Formé à l’École des beaux-arts de Rennes, ce sera lui qui remplacera Paul-Émile Borduas quand il sera renvoyé de l’École du meuble. M. Back enseignera également aux Beaux-Arts.

Entré à Radio-Canada à la naissance de la télévision, en 1952, il y sera maquettist­e, illustrate­ur, décorateur, caricaturi­ste, habile technicien. « Il y avait alors une joie de créer », se rappelait M. Back à Ciné-Magazine en 1977.

« On pouvait tout tenter. Il n’y avait pas de cadres rigides. On faisait des films d’animation de temps en temps, entre des maquettes et des décors. »

En 1967, Frédéric Back signe la murale qui orne encore le métro Place-desArts, L’histoire de la musique à Montréal. En 1968, un studio d’animation, fondé par le producteur Hubert Tison, complice de Frédéric Back tout au long de sa vie, ouvre à Radio-Canada. M. Back y signe son premier court métrage, Abracadabr­a, en 1970. Huit autres suivront.

20 000 dessins en Prismacolo­r

« Il y a souvent, en cinéma, un clivage entre les prises de vues réelles et l’animation. Mais Frédéric, grâce à sa technique, arrivait à faire un pont là », poursuit M. de Blois.

Frédéric Back faisait de l’animation sur cellulose, où « chaque image est dessinée, à raison de 24 images par seconde », explique M. de Blois.

Cette technique était associée au cinéma industriel américain, celui des cartoons des séries télévisées comme Les Pierrafeu, résume M. de Blois.

« En animation industriel­le, le travail était réparti, parfois parmi 1000 employés. On utilisait habituelle­ment la gouache. Pour Crac, Frédéric a utilisé des Prismacolo­r ; pour L’homme qui plantait des arbres, des crayons de cire. Il travaillai­t aussi avec une toute petite équipe. »

Un de ces proches-là, c’est le compositeu­r et musicien Normand Roger, qui a rencontré M. Back sur Illusion (1975), et l’a suivi pour le reste de sa filmograph­ie.

« Il connaissai­t très bien la musique ; son père était musicien. Dans ces années-là, on n’avait pas l’ordinateur, on ne pouvait pas faire de démos comme aujourd’hui », a rappelé M. Roger. « Je lui parlais : il comprenait le langage musical, aussi quand je lui faisais part de mes idées et de ce que je pensais de l’instrument­ation. »

Tourner le dos aux cartoons

« La différence entre un film et un autre », explique le compositeu­r, qui a travaillé sur plus de deux cents trames sonores, « c’est rarement le scénario. L’esthétique, pour moi, est la part la plus importante ».

Celle de Back s’ancre sur un dessin très doux, un mouvement fluide, coulant comme de l’eau ; une grande luminosité, à la fois toujours présente et en douceur, qui peut faire penser, osons-le, à du Chagall.

« Frédéric n’aimait pas particuliè­rement la ligne nette », précise Marco de Blois. « Traditionn­ellement, en animation, les personnage­s sont détourés par des lignes noires très nettes. Chez Back, cette ligne est évanescent­e, elle a quelque chose de tremblant. »

Les couleurs franches sont absentes de la palette, laissent la place aux nuances, à des « couleurs qui gardent quelque chose de naturel, qui sont vivantes comme une matière, qui travaillen­t la lumière et un mouvement caressant ».

Et c’est ce à quoi cherchait à répondre, intuitivem­ent, le musicien Normand Roger. « J’essayais de trouver quelque chose de moins “recette” : moins basé sur l’action, sur un grand dynamisme et un orchestre invisible, avec beaucoup d’effets et la même instrument­ation pour tout. Ce n’était pas ce qu’on voulait. Frédéric voulait se détourner de la personnali­té cartoon, éviter de tomber dans la tradition des cartoons des années 1930 à 1950. »

Frédéric Back aura plutôt fondé sa propre tradition, sise sur une émotion face à la nature encore vivace, et peutêtre accentuée maintenant par l’urgence climatique.

Certains courts métrages de Frédéric Back se retrouvent en ligne ici et là. Radio-Canada possède les droits des films.

La Cinémathèq­ue québécoise présente dimanche une séance hommage : en rafale, Taratata, Tout rien, Crac ! et L’homme qui plantait des arbres. Les enfants à partir de huit ans sont bienvenus.

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