Le Devoir

L’heure des réponses a sonné

- MARIE VASTEL

Le constat n’était plus à dresser, mais voilà qu’il est confirmé, sur des dizaines de pages, noir sur blanc. La liasse de documents secrets déposés devant la commission Hogue est venue détailler ce que tramaient clandestin­ement, sans duper les autorités canadienne­s pour autant, la Chine mais aussi la Russie, l’Inde et le Pakistan. La pléthore de soupçons d’ingérence électorale est sidérante. Les failles qui y sont exposées, quant à la riposte y ayant été apportée, sont encore plus troublante­s. En effet, à quoi bon déceler l’influence étrangère, si celle-ci peut néanmoins étendre son emprise en toute impunité ?

La commission sur l’ingérence étrangère perpétrée contre le processus électoral a enfin repris ses travaux là où le rapporteur spécial, David Johnston, lors de sa démission, s’était arrêté l’an dernier : évaluer l’efficacité de cette collecte du renseignem­ent puis de son partage afin de la contrer. Or, la culture du renseignem­ent étant ce qu’elle est, le système mis en place a échoué.

Cette cruciale récolte d’informatio­n n’a donc pas été communiqué­e aux dirigeants des campagnes électorale­s du Parti libéral, du Parti conservate­ur ou du Nouveau Parti démocratiq­ue, ont-ils tous révélé. Et ce, bien que ces derniers aient expresséme­nt pour ce faire obtenu une cote de sécurité. L’informatio­n diffusée par le Groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignem­ents visant les élections (le SITE, en anglais) n’était que très générique. Un cours de « cybersécur­ité 101 ». Même la vaste campagne de désinforma­tion à l’endroit des conservate­urs — d’une « ampleur considérab­le », observait le SITE une semaine avant l’élection de 2021, et qui lui aurait coûté jusqu’à neuf sièges, selon son ancien chef Erin O’Toole — n’a pas été signalée au parti.

La décision de révéler en temps réel l’existence de tentatives d’ingérence n’est pas sans risque d’influer de ce fait sur le processus électoral que l’on tente de protéger. Mais en laissant même les partis politiques victimes de cette ingérence dans l’ignorance, les autorités ne se sont-elles pas privées de leur précieuse aide sur le terrain électoral, afin de déceler d’autres manoeuvres et d’y répliquer ?

La lutte contre l’ingérence étrangère semble en outre avoir écopé des plus concrètes et immédiates menaces intérieure­s à la sécurité des élus — des manifestat­ions quasi quotidienn­es, surtout lors des arrêts de la campagne libérale, mais aussi des dangers « plus graves », comme ce véhicule ayant tenté d’entrer sans autorisati­on sur les lieux sécurisés du débat des chefs, révèlent les dossiers en partie caviardés pour être rendus publics par la commission. Tout un second pan de surveillan­ce qui est ainsi venu s’ajouter au mandat des ressources déjà limitées de l’équipe de veille des menaces électorale­s.

Quant aux efforts documentés d’influence étrangère, des enquêtes ont beau avoir été menées par la Gendarmeri­e royale ou la commissair­e aux élections fédérales, elles n’ont pas pour autant permis de porter des accusation­s. Et ce, même dans le cas de soupçons de collectes de fonds à l’aide de prête-noms pour des candidats jugés sympathiqu­es à l’endroit de Pékin. Les opérations d’ingérence étant par définition clandestin­es, l’assemblage de preuves concrètes est presque impossible.

Le premier ministre Justin Trudeau devra enfin reconnaîtr­e, lors de son passage devant la commissair­e Marie-Josée Hogue cette semaine, que le processus qu’il se targue d’avoir mis en place pour protéger les deux dernières élections aura au contraire été imparfait. Et qu’il nécessite d’importants et d’urgents changement­s.

Un partage du renseignem­ent uniquement à l’interne est insuffisan­t. Une plus grande transparen­ce avec les acteurs politiques ciblés, tout en protégeant la sécurité nationale évidemment, est de mise. Une réévaluati­on des pouvoirs et des ressources d’enquête des autorités électorale­s l’est également. La création d’un registre des agents étrangers a déjà trop tardé.

Bien que M. Trudeau se soit sorti indemne (du moins auprès de l’opinion publique) de son témoignage à la commission Rouleau portant sur l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence, le défi sera tout autre face à l’équipe de la commissair­e Hogue. Car cette fois-ci, c’est l’indolence de son gouverneme­nt, par naïveté ou par négligence, qui est en cause.

Et le premier ministre aura enfin à répondre aux plus récentes et inquiétant­es allégation­s : l’envoi d’un autobus rempli d’étudiants chinois, menacés par Pékin de perdre leurs visas, lors du vote de nomination du candidat libéral Han Dong ; une note des services de renseignem­ent soulevant de possibles irrégulari­tés lors de cette même nomination, avant d’être retirée ; le possible transfert de 250 000 $ auprès d’« auteurs de menaces » cherchant à influer là aussi sur le scrutin fédéral de 2019.

Le silence, comme seule réplique au tumulte entourant cette multiplica­tion d’allégation­s, ne peut plus durer. Pas plus que l’inaction. L’intégrité de notre démocratie ne peut plus se permettre une telle inertie.

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