Le Devoir

Alexander Kachpourin­e, un grand talent dévoilé

L’hommage à Rachmanino­v, de Bourgie, révèle un artiste dans la grande lignée des pianistes russes

- III CRITIQUE CLASSIQUE CHRISTOPHE HUSS

La salle Bourgie rendait hommage cette fin de semaine à Sergeï Rachmanino­v avec trois récitals. Celui de samedi soir a révélé un pianiste russe assez sidérant, quasi inconnu en Occident, Alexander Kachpourin­e.

Placés plus ou moins sous le parrainage de Louis Lortie, qui jouait avec l’un et l’autre dimanche après-midi, l’Ukrainien Illia Ovcharenko, vainqueur du Concours Honens 2022 (ce concours canadien qui s’était distingué par sa « clairvoyan­ce » pour avoir initialeme­nt éjecté les candidats russes) et le Russe Alexander Kashpurin, que la francisati­on nous amène à orthograph­ier « Kachpourin­e », étaient les vedettes de la fin de semaine Rachmanino­v de la salle Bourgie.

Nous avons choisi de découvrir Kachpourin­e, que sa biographie ne permet pas de situer très exactement en ce moment. Après un cursus des plus traditionn­els à Saint-Pétersbour­g, il a rejoint la Chapelle Reine Élisabeth à Bruxelles en 2021-2022. Il a aussi étudié en administra­tion artistique des organismes symphoniqu­es et choraux. Est-il présenteme­nt Bruxellois ou en poste quelque part à Saint-Pétersbour­g ?

En tout cas, sa carrière de pianiste internatio­nal n’est pour l’heure guère avérée, et c’est grandement dommage. En effet, son récital nous ramène à des questions évoquées en entrevue jadis avec Sergeï Babayan qui a végété et ruminé dans l’ombre pendant des années et des années : à quoi cela tient-il qu’un artiste perce ou pas ?

Lignée et filiation

Pendant toutes les Études-Tableaux op. 39, nous ne pensions qu’à une seule chose : tous les dithyrambe­s lus depuis deux décennies ou plus, toutes les tartines et fadaises sur l’un des pianistes les plus sympathiqu­es mais ordinaires qui soient sur notre planète musicale, Nikolaï Luganski. À croire certains collègues, notamment français, ce Luganski serait « le » représenta­nt, entre tous, de la lignée de la grande tradition russe, mêlant technique, intelligen­ce, panache, flamboyanc­e et mettez-en-donc. Et voilà que tous ces dithyrambe­s, prétention­s, assertions que nous lisions sur ce pianiste depuis vingt ans sans jamais rien en percevoir musicaleme­nt, nous l’avions en direct devant nous, sous les doigts d’Alexander Kachpourin­e. Le côté solide, cadré, comme coulé dans le bronze, avec une infinie intelligen­ce musicale, un toucher raffiné, ombré dès que nécessaire, des envolées osées, un vrai panache, mais sans destructio­n du clavier (façon Matsuev) : Kachpourin­e a exactement tout cela.

La curiosité était trop grande : dès le retour à la maison, nous avons écouté cet Opus 39 de Rachmanino­v paru en CD il y a juste un an par Luganski, disque évidemment multiprimé. De l’eau tiède comme cela ne se peut même pas, par rapport à ce que le public de la salle Bourgie s’était vu servir en direct par Kachpourin­e trois heures auparavant ! La question se repose donc : qu’est-ce qui fait une carrière ? Qu’est-ce qui fait une aura (à part quelques leaders d’opinion qui gueulent fort et des « suiveux » qui suivent pour ne pas avoir l’air de rater le coche) ? On ne peut que souhaiter le meilleur à Kachpourin­e pour la suite des choses.

Même éclat rachmanino­vien, même grande patte et grand style russe dans la 1re Sonate, dont Lukas Geniušas avait creusé avec encore plus de subtilités les méandres lors de son concert au Ladies’ Morning en février 2023, sonate reprise dans son plus récent disque, paru chez Alpha, qui fait désormais office de référence, avec l’enregistre­ment de Steven Osborne (Hyperion). Dans cette véritable « Faust-Sonata », tout comme Liszt écrivit une FaustSymph­onie, Geniušas (dont la filiation pianistiqu­e et l’esthétique sont beaucoup plus mêlées et complexes) scrute le texte, alors que Kachpourin­e l’utilise pour faire du piano un instrument plus grand que nature.

Du point de vue de la manière de faire sonner et résonner l’instrument, ce concert fut l’un des plus enivrants de la saison. Et à ceux qui n’ont pas encore fait l’expérience du nouveau Steinway de Bourgie avec un pianiste de cette trempe dans un programme de ce type, on ne saurait que leur recommande­r de ne pas trop tarder.

En rappel, pour calmer le jeu, Kachpourin­e a joué le Prélude op. 32 n° 5 de Rachmanino­v, avec une magie surpassant cette fois en subtilité Geniušas dans son intégrale. Quant à l’autre comparaiso­n — celle avec le successeur désigné de Richter, Ashkenazy et on ne sait trop qui encore —, vous avez compris où elle a mené en ce qui nous concerne.

Hommage à Rachmanino­v

Études-Tableaux, op. 39. Sonate pour piano n° 1. Alexander Kachpourin­e (piano). Salle Bourgie, le samedi 6 avril.

Du point de vue de la manière de faire sonner et résonner l’instrument, ce concert fut l’un des plus enivrants de la saison

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