Le Devoir

Offenbach et Corbeau, au coeur de l’histoire des rockers

Dans une série de Félix Rose, le rock québécois apparaît dans toute sa complexité

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

«Il n’y a rien, absolument rien, qui me destinait à raconter l’histoire de groupes rock comme Offenbach et Corbeau », explique Félix Rose. Le documentar­iste, connu pour son travail autour du Front de libération du Québec, vient pourtant de consacrer quatre épisodes fascinants à ces coeurs de rockeurs.

« Tout part de Pierre Harel. Je l’avais rencontré parce qu’il avait fait un film, Taire des hommes (1968), où apparaît mon père. » Il est séduit par le bagout d’Harel. « Le célèbre Câline de blues que chante Gerry Boulet, ce sont des paroles d’Harel. » Poète, réalisateu­r, musicien, Harel sera partie prenante des premiers temps d’Offenbach sans en être un des fondateurs. Il réalise avec eux un film baptisé Bulldozer. On y entend la déchirante chanson Faut que j’me pousse.

Personnage haut en couleur, Pierre Harel est un enchanteur dont les versants sont ceux d’un affabulate­ur capable de manier tous les récits avec génie. Comme nul autre, il sait éblouir le réel pour adapter à sa guise la lumière à sa propre réalité. Il a le goût de la splendeur des contes, des hâbleries, des magiciens de la parole. Qui à part lui pourrait bien imaginer qu’Offenbach a pour destinée de jouer à l’oratoire Saint-Joseph, comme il le fera à l’occasion d’une messe rock sans pareille ?

En s’intéressan­t d’abord à Pierre Harel, Félix Rose partait sans trop le savoir à la découverte du rock québécois. « À partir de là, je me suis mis à rencontrer tout le monde. » Alors voici à l’écran, réunis grâce à ses soins, toute la bande d’Offenbach comme de Corbeau, de Wézo à Breen LeBoeuf, en passant Johnny Gravel, John McGale, Marjo et tous les autres.

« Harel, c’est un peu l’intellectu­el de la bande. En tout cas, c’est le plus politisé », observe Félix Rose. Le contraste est d’autant plus grand que les autres ne le sont pas du tout. « Ils n’avaient aucun sens politique », confirme le documentar­iste. Ces musiciens n’anticipent jamais par eux-mêmes ce qu’ils peuvent représente­r à l’échelle de leur société. Au point qu’ils apparaisse­nt les premiers étonnés de constater leurs succès, tout en multiplian­t malgré tout les faux pas, comme s’ils souhaitaie­nt secrètemen­t tout saboter.

Des exemples ? En 1976, juste au moment où le Parti québécois est élu, Offenbach fait paraître un disque en anglais. Difficile d’imaginer un plus mauvais sens de l’à-propos, comme l’observe Félix Rose. Et pourtant, ils vont refaire de même lors du référendum de 1980 ! Comment par ailleurs s’imaginer que des fils d’ouvriers exploités croient que le fait de se lancer avec leur camionnett­e à travers un piquet de grève tenu par des syndiqués constitue

une juste manifestat­ion de leur liberté ? Ils le feront pourtant à Sherbrooke, en espérant quand même passer à la télévision ce soir-là.

« Autant ils n’étaient pas politiques, autant ils se retrouvaie­nt, malgré eux, mêlés à des courants politiques », résume le documentar­iste.

L’amour et la guerre

« À de rares exceptions, ce n’était pas des amis. Ils n’étaient pas faits pour s’entendre », résume Félix Rose. « Dès qu’ils ne jouaient pas ensemble, ils s’engueulaie­nt. Ils se chicanaien­t tout le temps. »

Lorsque les membres d’Offenbach se retrouvent en France à l’occasion d’un projet de film, privés de leurs instrument­s, ils ne peuvent s’endurer les uns les autres malgré l’alcool et la drogue. Comme plusieurs témoins l’affirment dans la série, la magie entre eux n’existait que dans la mesure où ils créaient sur scène, au-dessus de leurs nuages d’orage, un même ciel musical.

Le temps qui passe — la mort de Gerry, aussi — finira tout de même par adoucir les angles.

Depuis le country

Tous ces musiciens viennent de milieux très populaires. La chanson en français, ce n’est pas pour eux, pas plus les chansonnie­rs que les yé-yé. En revanche, ils acceptent volontiers le western en français. Félix Rose le souligne à raison : « Beaucoup de rockers n’aimaient pas la musique québécoise, sauf le country. » Et c’est peut-être par cette porte de côté qu’ils ont fait entrer un public jusque-là oublié, en élargissan­t de la sorte la portée de la musique québécoise. « Ils étaient enracinés dans leur monde. Après leurs shows, ils pouvaient prendre des bières avec leurs admirateur­s. » Les liens étaient forts, uniques. Et force est de constater que le country, même de loin, n’y est pas étranger.

De son côté, Gerry Boulet a le génie de s’entourer de paroliers de première qualité. Pierre Harel bien sûr, mais aussi Gilbert Langevin, Denise Boucher, Pierre Huet, Michel Rivard. La musique peut ainsi donner la main à la poésie.

Le dernier contrat d’Offenbach avec une maison de disques prévoyait la réalisatio­n d’un disque en anglais, mais le projet fut abandonné. Au début des années 1980, explique Félix Rose, « Gerry regrettait désormais que les groupes ne chantent pas davantage en français ». Les temps avaient changé ; les perception­s aussi.

« Il faut bien admettre qu’en anglais, c’est assez banal, ce qu’ils faisaient », observe Félix Rose. « Mais ils ont apporté des États-Unis un genre qu’ils ont transformé, qu’ils ont adopté. Il ne faut pas oublier qu’avant Offenbach, des groupes québécois qui remplissai­ent le Forum, il n’y en avait pas. Certains groupes faisaient des premières parties pour d’autres, mais c’était à peu près ça. Offenbach va tout changer. »

La rivalité créatrice

La rivalité entre Corbeau et Offenbach a généré une sorte de compétitio­n bénéfique pour la musique. De là s’est élargi le spectre d’un rock proprement québécois, estime le documentar­iste. Si bien que Corbeau est vite devenu bien plus que le simple fait d’une défection de membres d’Offenbach.

« Tout le monde voit Marjo comme une chanteuse. On oublie que c’est une merveilleu­se parolière », souligne Félix Rose. Dans l’un des épisodes, Marjo raconte ce que fut à ce moment sa vie : « On vivait comme des Américains. C’était gros ! J’ai fait la première partie de Journey, de The Police. » Tous ces musiciens espéraient en fait connaître la gloire aux États-Unis, en anglais. Ils finiront par se raviser.

C’était un monde d’autodidact­es de la musique, explique Félix Rose, ils appartenai­ent corps et âme à un monde populaire. Au fond, ils ne sont pas tellement différents de gens qui fréquentai­ent les gymnases de boxe en espérant que leurs poings les conduiraie­nt à une autre vie. Leurs poings à eux, c’est la musique, lancée à la ronde autour d’eux comme des briques. Tous ne sortent pas indemnes de cette vie par laquelle ils aspiraient à goûter à un autre monde.

Denis Boulet, le frère de Gerry, va quitter Offenbach parce qu’il supporte mal la place qu’y prend Pierre Harel, d’autant qu’il ne supporte pas, lui, l’idée de chanter en « françâ ». Qu’estce que cela dit sur son monde ? Denis Boulet va par la suite travailler à l’usine, puis comme ébéniste.

Pierre Harel va lui aussi quitter la scène. Il se fait bûcheron en Abitibi, avant de s’exiler à nouveau, après un passage avec Corbeau, cette fois sur la Côte-Nord. Lorsque Marjo décrète que Corbeau est mort, le batteur Roger « Wézo » Belval se retrouve à la merci de l’assistance sociale. Bref, tout ce monde de durs sans filtres se révèle bien fragile dans ce qu’en donne à voir Félix Rose en entremêlan­t entrevues et documents d’archives.

« Je voulais raconter tout ça en sortant de l’univers du “sexe et rock’n’roll” habituel », affirme le documentar­iste. « Je ne voulais pas non plus tout ramener à Gerry et à Marjo. » Un pari fort réussi.

Québec Rock

Offenbach vs Corbeau

Série documentai­re en 4 épisodes de Félix Rose, disponible sur Vrai dès le 9 avril.

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