Le Devoir

Le génocide des Tutsis n’est pas qu’un souvenir de plus en plus lointain

- Luc-Normand Tellier L'auteur est professeur émérite au Départemen­t d’études urbaines et touristiqu­es de l’ESG-UQAM.

En février dernier, presque 60 ans après ma première arrivée au Rwanda et 30 ans après le génocide des Tutsis, j’ai remis les pieds à Kigali, dont j’ai été le premier habitant canadien. J’y ai été posté de 1964 à 1966 comme coopérant de SUCO. Cette fois-ci, je m’y suis rendu pour le lancement de mon dernier livre, intitulé Rwanda de ma jeunesse.

Lors du lancement, un animateur m’a demandé comment j’avais réagi au génocide. J’ai été incapable de répondre. Aucun son ne sortait de ma bouche.

Ce que cette question a fait remonter à la surface, c’est ce que j’ai ressenti en août 1994 quand j’ai ouvert une lettre envoyée par l’un de mes anciens étudiants, lettre qui dressait la liste de tant de mes anciens élèves qui avaient été tués avec leurs épouses et leurs enfants à coups de machette au cours de ce génocide qui s’est déroulé sous les yeux de la communauté internatio­nale qui a refusé d’intervenir quand il était temps, soit dès le tout début.

Trente ans plus tard, la grande majorité des Rwandais n’ont pas connu le génocide. L’âge médian de la population rwandaise est de seulement 19,2 ans pour les hommes et de 18,5 ans pour les femmes ; 41 % des Rwandais ont 14 ans ou moins.

Pourtant, le génocide de 1994 est toujours présent à l’esprit de tous. Dans mon livre, j’ai tenté de l’évoquer le moins possible (sans vraiment y parvenir) en mettant l’accent sur la période 1940-1970, celle de la fin de la monarchie, de la révolution hutue, de l’indépendan­ce, du premier génocide des Tutsis, celui de 1963-1964, et du passage du multiparti­sme à l’unipartism­e.

À la réaction de certains lecteurs, je me suis rendu compte que ces derniers cherchaien­t à réécrire l’histoire du Rwanda à leur manière afin que les nouvelles génération­s ne répètent pas les erreurs du passé et que, ce faisant, ils pouvaient se montrer aussi déterminés que ceux qui ont motivé les génocidair­es, à faire taire, en les accusant de racisme, ceux qui ne pensent pas exactement comme eux et même ceux qui pensent comme eux sans avoir vécu les mêmes choses.

Il est possible que cela soit normal. Mais cela augure mal. La paix à long terme exige d’écouter et de tolérer ceux qui pensent différemme­nt.

Il reste beaucoup à faire

Cela dit, je crois que personne ne pouvait imaginer au lendemain du génocide que Kigali serait, trente ans plus tard, aussi peuplée, belle, propre, sûre et verdoyante qu’elle l’est aujourd’hui. Mais Kigali n’est pas tout le Rwanda. Il reste beaucoup à faire. Tous, le président Kagame inclus, en sont conscients.

Il faut espérer que la succession éventuelle de ce dernier sera pacifique, harmonieus­e, démocratiq­ue et surtout jeune, très jeune. Puisse la jeunesse montante du Rwanda s’affirmer dans le respect des uns et des autres et chasser les vieux démons qui ont tant fait souffrir le Rwanda.

Mais, à très court terme, les tensions entre le Congo-RDC et le Rwanda s’avivent, alors que, selon certains, la République démocratiq­ue du Congo négocie un accord de coopératio­n militaire avec la Russie de Poutine dans le but de contrer l’action dans le Nord-Kivu du groupe rebelle M23 soutenu par le Rwanda. Cette nouvelle parue dans plusieurs médias, tant russes qu’occidentau­x, vient d’être démentie par le gouverneme­nt de la RDC, bien qu’un projet d’accord à cet effet ait bel et bien été approuvé le 5 mars dernier par le pays de Vladimir Poutine…

Ce que les Nord-Américains ne savent généraleme­nt pas, c’est que le Nord-Kivu a déjà fait partie du Rwanda au XIXe siècle, avant la colonisati­on allemande, et que ce conflit est un produit direct du génocide de 1994, les milices Interahamw­e qui ont perpétré le génocide des Tutsis en 1994 ayant trouvé refuge au Congo-RDC, où elles opèrent librement avec la complicité de la RDC et où elles ont donné naissance à plusieurs autres milices, qui jouent un rôle majeur dans le conflit actuel.

En appuyant le M23 et en combattant les Interahamw­e et leurs héritiers en RDC, Kigali cherche, entre autres, à éviter leur retour au Rwanda avec les conséquenc­es que l’on peut imaginer. Tout cela pour dire que le génocide de 1994 n’est pas qu’un souvenir de plus en plus lointain. Il a fait naître un conflit qui perdure et deux récits opposés de l’histoire du Rwanda, qui ne s’effaceront pas de sitôt. Hélas !

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