Le Devoir

Vers l’empaysanne­ment du monde

- AUTONOMIE ÉLÉMENTAIR­E Dominic Lamontagne

Nos milieux de vie se désagrègen­t ; pour simplement survivre et reprendre nos libertés perdues, il nous faut de toute urgence échafauder une nouvelle économie de la nature, inscrite, cellelà, dans la durée. Pour ce faire, je crois que nous devons accepter de quitter peu à peu les métropoles, remettre la main à la pâte et parsemer nos milieux naturels de petits villages semiautono­mes à l’intérieur desquels les habitants tiendront feu et lieu.

Grâce à l’exploitati­on judicieuse des ressources naturelles offertes par les écosystème­s au coeur desquels ils se seront inscrits, les habitants de ces biorégions — zones géographiq­ues dont les caractéris­tiques écologique­s distinctes permettent l’autonomie élémentair­e de ceux qui l’occupent — pratiquero­nt une omnicultur­e responsabl­e.

Voilà le terme que j’emploie désormais pour qualifier l’éventail des rapports économique­s de type alimentair­e, vestimenta­ire, énergétiqu­e ou autre que nous devons instaurer entre l’humain et la nature dans son intégralit­é, qu’elle soit animale, végétale ou minérale, pour durer.

Parce que l’omnicultur­e responsabl­e embrasse la biodiversi­té dans son ensemble, elle fait corps avec la nature, s’y enracine, la solidifie. À l’inverse, une culture intensive irresponsa­ble, fondée sur une économie technoscie­ntifique, grande productric­e d’ersatz, extractivi­ste, colonialis­te et mortifère, l’effrite.

La grande beauté de la petite échelle

« Small is beautiful », a conclu l’économiste Schumacher en 1973. Quand je parle de la grande beauté de la petite échelle, je fais référence à la grande beauté des pratiques et des principes qu’emploient, pour assurer leur subsistanc­e, de petites communauté­s rurales qui, grâce à une paysanneri­e omnicole responsabl­e, contribuen­t à la pérennité plutôt qu’au ravage de leur environnem­ent.

Quand je parle de principes et de pratiques responsabl­es, je parle de reconnaîtr­e ses torts, de maximiser sa bienfaisan­ce. Tendre vers l’autoproduc­tion et l’autoconsom­mation, c’est-à-dire produire ce dont nous avons besoin à la plus petite échelle possible, voilà qui me semble la meilleure façon de réduire les dommages et de maximiser les bienfaits liés aux gestes qu’on doit poser pour subsister.

En nous enseignant à nous en remettre à d’autres pour presque tout, la culture occidental­e nous a menés dans la direction opposée. En dépossédan­t l’être humain de ses moyens de production, en transféran­t à des esclaves le soin de le vêtir, de le loger et de le nourrir, le capitalism­e l’a aliéné. Aveugle aux conséquenc­es profondes de ses choix de consommati­on, incapable, même s’il le souhaitait, de savoir par quel tour de sorcelleri­e ont été produits les biens qu’il se procure, l’humain moderne se laisse facilement berner par les tendances du moment.

L’une d’elles, la « mouvance végétalisa­nte » (dont la forme la plus radicale est le véganisme), est ce courant de pensée qui, aidé par certaines informatio­ns qu’on aura choisi d’extraire, par exemple, des rapports du Groupe d’experts intergouve­rnemental sur l’évolution du climat et de l’Organisati­on des Nations unies, fait la promotion du scénario simpliste selon lequel la planète pourrait s’épargner bien des calamités si seulement nous avions le « courage » et la « décence », insinuet-on, d’adhérer en masse à une alimentati­on, voire à une économie, exclusivem­ent à base de plantes.

En laissant croire aux consommate­urs que tout élevage est un fléau pour la planète — au lieu de pointer du doigt les industries qui travaillen­t de manière irresponsa­ble —, ces prétention­s appellent à l’abolition de nos échanges économique­s avec les animaux.

Or, rejeter l’élevage des bêtes, c’est également rejeter en bloc leurs oeufs, leur lait, leur miel, leur fumier, leur force de travail, leur cuir, leur soie, leur lainage, leur protection, leur chaleur, leur beauté, leur compagnie… pour les remplacer par des simulacres.

C’est se précipiter dans les bras des technoscie­nces qui ne demandent pas mieux que de faire pleuvoir sur nous leurs succédanés. À la protéine animale, on substitue des similivian­des issues de bioréacteu­rs et des « fauxmages » fabriqués à partir de « laits » végétaux fabriqués en usine ; au cuir, à la soie et à la laine, on substitue les fibres synthétiqu­es ; au fumier, les engrais de synthèse ; à la traction animale, les moteurs ; aux bêtes, les machines ; aux humains, les robots.

Par ailleurs, la plupart des études sur lesquelles on se base pour rejeter l’élevage portent sur les méfaits d’une agricultur­e intensive dont les pratiques sont dictées par le productivi­sme et la cupidité. Dans les faits, peu d’études se sont intéressée­s au profil environnem­ental des denrées issues de la paysanneri­e omnicole, pas plus d’ailleurs que sur la faisabilit­é, et les conséquenc­es, d’une transition mondiale vers une agricultur­e essentiell­ement technovégé­tale.

Remettre les pieds sur terre

À la lumière des données dont nous disposons, l’agricultur­e techno-intensive strictemen­t végétale ne permet pas une exploitati­on écorespons­able et équitable de la nature. Sur notre planète bleue, environ 10 % seulement de la surface terrestre émergée (3 % de la superficie du globe) sont constitués de terres arables défrichées, capables de supporter les grandes cultures de fruits, de légumes, de légumineus­es et de céréales qui alimentent nos épiceries, et auxquelles carburent les industries productric­es de denrées à base de plantes. Malmenées par une agricultur­e irresponsa­ble, ces surfaces ont déjà commencé à fondre comme neige au soleil.

En contrepart­ie, les prairies naturelles, les alpages et les forêts occupent 70 % des terres émergées (si on en retranche le Groenland et l’Antarctiqu­e), tandis que les océans occupent plus de 70 % de la surface du globe. Les voilà, les endroits d’où la plus large part de notre subsistanc­e doit provenir : des écosystème­s vivaces et diversifié­s où on peut pratiquer le pastoralis­me, l’aquacultur­e, la cueillette, la pêche et la chasse responsabl­es.

Et je le répète, s’en remettre à autrui en tout et pour tout est insoutenab­le. En conséquenc­e, s’entasser dans des métropoles en espérant y être entièremen­t nourris par d’autres est déraisonna­ble. La clef consiste à nous réappropri­er, en partie au moins, nos moyens de subsistanc­e.

Abattre ses poulets à l’automne, ses chevreaux au printemps, ramasser ses oeufs, traire ses chèvres, faire du fromage, composter son fumier et faire pousser ses fruits et légumes permet de se nourrir de façon responsabl­e. Le bûcheronna­ge, la cueillette sauvage, la fabricatio­n de savon à lessive en utilisant de la cendre de bois et la confection d’éponges à récurer en cultivant des luffas permet de combler plusieurs besoins de base de façon responsabl­e.

C’est ce que nous faisons ici, à la maison — il ne nous en coûte qu’une heure ou deux par jour en moyenne, nous laissant amplement de temps pour faire un tas d’autres choses ensuite — et force est de constater que notre empreinte globale est beaucoup plus légère que celle de bien des gens qui ignorent tout, ou presque, des origines, pour ne rien dire de la trace, de ce qu’ils consomment pour se nourrir, s’habiller et se loger.

Voilà pourquoi je milite sans relâche en faveur de l’empaysanne­ment du monde. Je souhaite que nous soyons huit milliards à nous intéresser à notre autonomie élémentair­e. À temps complet pour certains, à temps partiel pour la plupart, quelques heures ou quelques jours par semaine, et chacun à sa manière, selon ses dispositio­ns particuliè­res.

S’entasser dans des métropoles en espérant y être entièremen­t nourris par d’autres est déraisonna­ble. La clef consiste à nous réappropri­er, en partie au moins, nos moyens de subsistanc­e.

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