Vers l’empaysannement du monde
Nos milieux de vie se désagrègent ; pour simplement survivre et reprendre nos libertés perdues, il nous faut de toute urgence échafauder une nouvelle économie de la nature, inscrite, cellelà, dans la durée. Pour ce faire, je crois que nous devons accepter de quitter peu à peu les métropoles, remettre la main à la pâte et parsemer nos milieux naturels de petits villages semiautonomes à l’intérieur desquels les habitants tiendront feu et lieu.
Grâce à l’exploitation judicieuse des ressources naturelles offertes par les écosystèmes au coeur desquels ils se seront inscrits, les habitants de ces biorégions — zones géographiques dont les caractéristiques écologiques distinctes permettent l’autonomie élémentaire de ceux qui l’occupent — pratiqueront une omniculture responsable.
Voilà le terme que j’emploie désormais pour qualifier l’éventail des rapports économiques de type alimentaire, vestimentaire, énergétique ou autre que nous devons instaurer entre l’humain et la nature dans son intégralité, qu’elle soit animale, végétale ou minérale, pour durer.
Parce que l’omniculture responsable embrasse la biodiversité dans son ensemble, elle fait corps avec la nature, s’y enracine, la solidifie. À l’inverse, une culture intensive irresponsable, fondée sur une économie technoscientifique, grande productrice d’ersatz, extractiviste, colonialiste et mortifère, l’effrite.
La grande beauté de la petite échelle
« Small is beautiful », a conclu l’économiste Schumacher en 1973. Quand je parle de la grande beauté de la petite échelle, je fais référence à la grande beauté des pratiques et des principes qu’emploient, pour assurer leur subsistance, de petites communautés rurales qui, grâce à une paysannerie omnicole responsable, contribuent à la pérennité plutôt qu’au ravage de leur environnement.
Quand je parle de principes et de pratiques responsables, je parle de reconnaître ses torts, de maximiser sa bienfaisance. Tendre vers l’autoproduction et l’autoconsommation, c’est-à-dire produire ce dont nous avons besoin à la plus petite échelle possible, voilà qui me semble la meilleure façon de réduire les dommages et de maximiser les bienfaits liés aux gestes qu’on doit poser pour subsister.
En nous enseignant à nous en remettre à d’autres pour presque tout, la culture occidentale nous a menés dans la direction opposée. En dépossédant l’être humain de ses moyens de production, en transférant à des esclaves le soin de le vêtir, de le loger et de le nourrir, le capitalisme l’a aliéné. Aveugle aux conséquences profondes de ses choix de consommation, incapable, même s’il le souhaitait, de savoir par quel tour de sorcellerie ont été produits les biens qu’il se procure, l’humain moderne se laisse facilement berner par les tendances du moment.
L’une d’elles, la « mouvance végétalisante » (dont la forme la plus radicale est le véganisme), est ce courant de pensée qui, aidé par certaines informations qu’on aura choisi d’extraire, par exemple, des rapports du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat et de l’Organisation des Nations unies, fait la promotion du scénario simpliste selon lequel la planète pourrait s’épargner bien des calamités si seulement nous avions le « courage » et la « décence », insinuet-on, d’adhérer en masse à une alimentation, voire à une économie, exclusivement à base de plantes.
En laissant croire aux consommateurs que tout élevage est un fléau pour la planète — au lieu de pointer du doigt les industries qui travaillent de manière irresponsable —, ces prétentions appellent à l’abolition de nos échanges économiques avec les animaux.
Or, rejeter l’élevage des bêtes, c’est également rejeter en bloc leurs oeufs, leur lait, leur miel, leur fumier, leur force de travail, leur cuir, leur soie, leur lainage, leur protection, leur chaleur, leur beauté, leur compagnie… pour les remplacer par des simulacres.
C’est se précipiter dans les bras des technosciences qui ne demandent pas mieux que de faire pleuvoir sur nous leurs succédanés. À la protéine animale, on substitue des similiviandes issues de bioréacteurs et des « fauxmages » fabriqués à partir de « laits » végétaux fabriqués en usine ; au cuir, à la soie et à la laine, on substitue les fibres synthétiques ; au fumier, les engrais de synthèse ; à la traction animale, les moteurs ; aux bêtes, les machines ; aux humains, les robots.
Par ailleurs, la plupart des études sur lesquelles on se base pour rejeter l’élevage portent sur les méfaits d’une agriculture intensive dont les pratiques sont dictées par le productivisme et la cupidité. Dans les faits, peu d’études se sont intéressées au profil environnemental des denrées issues de la paysannerie omnicole, pas plus d’ailleurs que sur la faisabilité, et les conséquences, d’une transition mondiale vers une agriculture essentiellement technovégétale.
Remettre les pieds sur terre
À la lumière des données dont nous disposons, l’agriculture techno-intensive strictement végétale ne permet pas une exploitation écoresponsable et équitable de la nature. Sur notre planète bleue, environ 10 % seulement de la surface terrestre émergée (3 % de la superficie du globe) sont constitués de terres arables défrichées, capables de supporter les grandes cultures de fruits, de légumes, de légumineuses et de céréales qui alimentent nos épiceries, et auxquelles carburent les industries productrices de denrées à base de plantes. Malmenées par une agriculture irresponsable, ces surfaces ont déjà commencé à fondre comme neige au soleil.
En contrepartie, les prairies naturelles, les alpages et les forêts occupent 70 % des terres émergées (si on en retranche le Groenland et l’Antarctique), tandis que les océans occupent plus de 70 % de la surface du globe. Les voilà, les endroits d’où la plus large part de notre subsistance doit provenir : des écosystèmes vivaces et diversifiés où on peut pratiquer le pastoralisme, l’aquaculture, la cueillette, la pêche et la chasse responsables.
Et je le répète, s’en remettre à autrui en tout et pour tout est insoutenable. En conséquence, s’entasser dans des métropoles en espérant y être entièrement nourris par d’autres est déraisonnable. La clef consiste à nous réapproprier, en partie au moins, nos moyens de subsistance.
Abattre ses poulets à l’automne, ses chevreaux au printemps, ramasser ses oeufs, traire ses chèvres, faire du fromage, composter son fumier et faire pousser ses fruits et légumes permet de se nourrir de façon responsable. Le bûcheronnage, la cueillette sauvage, la fabrication de savon à lessive en utilisant de la cendre de bois et la confection d’éponges à récurer en cultivant des luffas permet de combler plusieurs besoins de base de façon responsable.
C’est ce que nous faisons ici, à la maison — il ne nous en coûte qu’une heure ou deux par jour en moyenne, nous laissant amplement de temps pour faire un tas d’autres choses ensuite — et force est de constater que notre empreinte globale est beaucoup plus légère que celle de bien des gens qui ignorent tout, ou presque, des origines, pour ne rien dire de la trace, de ce qu’ils consomment pour se nourrir, s’habiller et se loger.
Voilà pourquoi je milite sans relâche en faveur de l’empaysannement du monde. Je souhaite que nous soyons huit milliards à nous intéresser à notre autonomie élémentaire. À temps complet pour certains, à temps partiel pour la plupart, quelques heures ou quelques jours par semaine, et chacun à sa manière, selon ses dispositions particulières.
S’entasser dans des métropoles en espérant y être entièrement nourris par d’autres est déraisonnable. La clef consiste à nous réapproprier, en partie au moins, nos moyens de subsistance.