Un petit tombeau de mots
J’arrive en queue de comète pour souligner les 30 ans de la mort de Kurt Cobain, mais je ne peux laisser passer cet anniversaire noir sans allumer moi aussi une chandelle.
Je réécoutais récemment Live and Loud, l’enregistrement sur DVD d’un concert de Nirvana à Seattle en décembre 1993, quatre mois avant la mort du chanteur. À la batterie, Dave Grohl, explosif, déchaîné, une machine de guerre ; à la basse, Krist Novoselic bondissant comme s’il y avait des ressorts dans ses semelles ; Pat Smear de The Germs, mouvant et efficace, engagé en renfort à la guitare rythmique pour cette tournée. Au coeur de la scène, planté devant l’ange-femme anatomique, emblème de l’album
In Utero, Kurt Cobain, dans toute sa blondeur dorée, dans toute sa magnificence grunge, dans tout son mal-être, dents serrées, veine du cou saillante, presque immobile sauf au moment d’empoigner sa Fender Mustang gauchère bleu ciel et rouge sang, adjugée à plus de 1,5 million de dollars l’automne dernier par la maison d’enchères Julien’s Auctions.
C’était sa préférée apparemment, l’une des rares que le chanteur n’ait pas détruites à la fin d’un concert. Kurt, donc, lève la main pour plaquer les premiers accords de Rape Me. Et soudain un sourire étrange et un peu effrayant irradie jusque dans son regard perçant. Ses lèvres minces s’entrouvrent pour libérer un rugissement venu du ventre — venu de la boule dans le ventre, devrais-je écrire. Cette boule, que Tori Amos nommait « bowling ball in my stomach » dans la chanson Crucify, nous étions toute une génération à la porter en nous. Kurt avait su la canaliser, la recrachait à la face du monde, et nul ne pouvait s’en détourner.
J’ai vu Nirvana en spectacle à l’Auditorium de Verdun en novembre 1993, un endroit où je me rends aujourd’hui pour les compétitions de cheerleading de ma fille. Me revient évidemment en tête l’iconique vidéo de Smells Like Teen Spirit avec son concierge et ses meneuses de claques. Avec des amis, on avait loué une van et roulé de peine et de misère de notre banlieue ennuyante jusque dans la grande ville, où tout semblait possible. Dans la frénésie du moment, et malgré l’excitation de voir Nirvana (mot que j’avais peint au correcteur blanc sur mon coffre à crayons et gravé à l’Exacto sur les pupitres), je m’étais dit que Kurt avait l’air d’aller encore plus mal que d’habitude.
Pour être franche, ça n’avait pas été un grand spectacle, mais je n’aurais pas voulu être ailleurs, pas même au bar Woodstock pour assister au premier concert montréalais de Radiohead, qui avait lieu le même soir. Le 2 novembre 1993, c’était le dernier tour de piste, l’ultime coup de sang de Nirvana, qu’il fallait choisir.
Pourquoi ce groupe a-t-il marqué à ce point toute une génération ? Parce que nous étions les enfants désillusionnés non seulement d’une fin de siècle, mais aussi de la fin d’un millénaire, et cette époque nous avait écrasés. Nos parents avaient connu à notre âge la décennie dorée d’un jour nouveau, fleurs dans les cheveux et du feu dans les brassières, des années qui laissaient entrer le soleil et promettaient qu’un jour nouveau se lèverait. Cet élan, ce vent de changement et cette bouffée d’espoir s’étaient écrasés contre un mur et voilà, nous étions là, coincés entre la déprime des X et l’engourdissement des Y.
D’un point de vue personnel, j’avais passé mon adolescence à me sentir différente, mésadaptée, à m’ennuyer à l’école. Puisque je ne savais pas jouer de la guitare électrique comme Cobain, je montais des chevaux compliqués, animée par certaines obsessions : franchir des obstacles de plus en plus hauts, galoper de plus en plus vite, aller frôler le danger, toujours une petite coche plus loin, et tant pis si je me pétais le dos entre deux oxers ou si je déboulais dans un fossé. « Here we are now, entertain us », c’est ce que disait Kurt, avec toute l’ironie lucide des années 1990, en arrivant dans les fêtes, résumant l’ennui et le mal de vivre d’une génération.
Cette noirceur, il nous a fallu l’apprivoiser pour la dépasser. Par une alchimie complexe, arriver à la transformer en une mélancolie moins écrasante, apprendre à laisser entrer un peu d’air frais et de lumière, quitter la nuit.
En entrevue il y a deux semaines au Salon du livre de Trois-Rivières, l’essayiste Étienne Beaulieu, qui menait un entretien auquel j’étais conviée, m’a posé une question déconcertante sur l’appel de la chute dans mes histoires, vortex sombre qui avale et broie. Je me suis rappelé ce professeur qui nous enseignait l’oeuvre d’Hubert Aquin, écrivain né le jour du krach de 1929. Il disait que « toute la littérature québécoise tourne autour d’un cercueil ». Je pense à Anne Hébert, à Hector de Saint-Denys Garneau, à Nelly Arcan, mais aussi aux vivants : Safia Nolin, Julien Mineau (Malajube), Michelle Lapierre-Dallaire, à l’écrivain Patrick Brisebois dont je m’ennuie, tous des icônes grunges à mes yeux. Il y a la même glace fendue dans leur regard, la même fêlure dans la musique de leurs mots.
Dans son journal, Kurt Cobain a écrit de belles pages sur les Beatles et Lennon, dont il vénérait le sens mélodique. Quand on pense à Nirvana, les riffs qui écorchent et le chant désespéré de Cobain nous viennent en tête, mais on n’a peut-être pas assez louangé son sens de la mélodie lumineuse héritée des Beatles.
Trente ans plus tard, à une époque où le hip-hop a presque remplacé la pop et où le rock se fait plus discret, le rugissement des guitares qui rincent l’oreille me manque. Les racines de mon rapport à l’art et à la littérature se prolongent dans l’intensité du rock et sa lourdeur apprivoisée. Je n’y peux rien, je suis une fille des années 1990, et cette noirceur fait aussi partie de moi. Kurt Cobain est mon grand frère sensible, intense, « fucké », parti trop vite, et voilà pourquoi je lui érige aujourd’hui ce petit tombeau de mots.