Le Devoir

Un commerce et son péché confédéré

- SÉBASTIEN TANGUAY À KENNESAW

Au centre-ville de Kennesaw, une boutique attise la curiosité autant que la controvers­e depuis un demi-siècle. Sanctuaire d’histoire confédérée pour les uns, repaire de racisme décomplexé pour les autres, Wildman’s Civil War Surplus Shop vend bannières nazies, littératur­e suprémacis­te et mille et un objets associés à la confédérat­ion américaine — et fait un doigt d’honneur à la rectitude politique au nom de sa liberté d’expression.

Dès le seuil, la clientèle sait à quelle enseigne loge le commerce. Les écussons Make America Great Again grimpent sur un pan de mur, une affiche à l’humour caustique enseigne que le primate a abouti… à l’ancien président Bill Clinton. Un titre sans équivoque coiffe l’affichette : « évolution d’un démocrate ».

« Hi, honey. » Derrière son comptoir encombré et ses lunettes rondes, Marjorie Lyon accueille sa clientèle avec une salutation qui trahit l’accent traînant et chaleureux du Deep South. Son Smith & Wesson à la crosse moirée pendu à la ceinture, elle règne en reine sur ce royaume à l’allure de capharnaüm, assise entre un panonceau où se lit « White Trash » et les menaces de mort qu’elle reçoit au quotidien — et qu’elle compile avec grand soin.

« Bienvenue dans les États hypocrites d’Amérique, darling, affirme-t-elle sous des drapeaux confédérés bien en évidence. Bienvenue dans la culture de l’annulation où nous vous diffamons en public, nous vous insultons et nous vous menaçons en prétextant être bons, aimants et inclusifs. »

Marjorie Lyon le répète : la boutique commémore un passé qui doit être préservé pour inspirer des leçons. Le leitmotiv de son commerce : « Nous accueillon­s tout le monde, mais nous vous demandons de laisser votre haine à la porte. » Ses détracteur­s accusent plutôt le commerce d’héberger la haine qu’il prétend confiner à l’extérieur. À leurs yeux, Wildman’s ne fait pas qu’honorer l’histoire militaire de la guerre de Sécession et du IIIe Reich : elle célèbre aussi l’idéologie suprémacis­te et son enfant naturel, la discrimina­tion raciale.

Derrière un cordon, l’arrière-boutique cache les allusions les plus provocatri­ces. Un mannequin, noeud coulant en main, arbore une toge du Ku Klux Klan délavée. « Pas de chiens, pas de Noirs, pas de Mexicains », annonce une affiche biffée et corrigée par les mots « chiens OK ».

Juste en face, dissimulée­s au fond d’un étalage vitré, se trouvent des balles de coton et des touffes de cheveux, présentées comme des « épouvantai­ls » pour « petits Noirs » et des « scalps » pour « petits Noirs » à grand renfort d’argot discrimina­toire. Disparu, le panneau écrit à la main qui les ornait autrefois d’un « What a Hoot !! » pour signifier la nature « ô combien amusante » de ces deux références.

J’ai absolument le droit de vendre ce que je vends : ce sont les États-Unis d’Amérique, » ici MARJORIE LYON

Wildman’s Shop ne fait ni dans la dentelle, ni dans la subtilité, ni même dans le bon goût — et Marjorie Lyon l’assume complèteme­nt. Les critiques, nombreuses, lui passent, assure-t-elle, « comme de l’eau sur le dos d’un canard ».

« Vous avez droit à vos sentiments et vous avez droit à vos opinions. Moi, ditelle, je ne crois pas que nous devrions mutiler des enfants et les élever sans leur assigner de sexe à la naissance, mais vous ne me voyez pas attaquer les personnes qui font la promotion de la théorie de genre. J’ai absolument le droit de vendre ce que je vends : ce sont les États-Unis d’Amérique, ici. Personne, tranche-t-elle, ne m’a encore montré un certificat de naissance où c’était écrit Dieu tout-puissant. »

Dans le bazar poussiéreu­x de la boutique, certains, parmi les rares clients rencontrés, cachent mal leur inconfort.

« Je me faisais un point d’honneur de ne jamais entrer ici », explique un curieux rencontré à l’intérieur qui accompagna­it, visiblemen­t bien malgré lui, un ami. « J’ai des sentiments mêlés par rapport à cet endroit, ajoute l’homme dans la cinquantai­ne. Oui, il y a un aspect historique, mais il y a aussi un côté idéologiqu­e avec lequel je ne suis pas du tout en accord et qui me choque profondéme­nt. »

« C’est tout simplement mal de vendre des objets liés au KKK parce que c’est offensant pour certaines personnes, ajoute Aziré Evans, une étudiante afro-américaine de 32 ans rencontrée sur le campus de l’Université de Kennesaw. D’autant que ce groupe a terrorisé une minorité qui tentait tout simplement de faire valoir ses droits. C’est vexant de voir ces objets vendus là-bas parce que je sais que les gens qui tiennent cette boutique connaissen­t l’histoire. Ils ne peuvent pas plaider l’ignorance. »

« Ça en dit long sur notre pays »

C’est à l’aube de la décennie 1980 que Marjorie Lyon, native de l’État de l’Illinois, « la terre d’Abraham Lincoln », a franchi pour la première fois le seuil de la boutique à laquelle elle allait consacrer la majeure partie de sa vie profession­nelle.

À la veille du jour de l’An « autour de 1984 », selon son souvenir, son père l’avait emmenée visiter le Congrès de la Géorgie, à Atlanta, puis le commerce de Dent Myers situé à une quarantain­e de kilomètres de là. Ce 31 décembre, Marjorie Lyon avait admiré le dôme doré du Congrès, symbole des droits et libertés protégés sous la coupole de la maison du peuple, et une boutique qui en testait et repoussait sans cesse les limites.

Une collaborat­ion de près de quatre décennies s’ensuivit avec le fondateur du magasin, Dent « Wildman » Myers. Ce dernier, avec sa barbe de prophète, son éternel bandana dans les cheveux, ses deux pistolets de calibre .45 à la taille et ses bagues argentées aux doigts, faisait figure de célébrité à Kennesaw avec son allure à la fois de hippie, de cowboy et de motard.

Décédé en janvier 2022 à l’âge de 90 ans, Dent Myers, sur son lit de mort, a demandé à Marjorie Lyon, sa complice depuis 35 ans, de poursuivre son oeuvre. Cinq mois après la mise au tombeau de son fondateur, Wildman’s Shop ouvrait à nouveau ses portes, provoquant l’ire de ceux et celles qui auraient plutôt aimé voir le commerce s’éteindre avec lui.

Un conseiller municipal, James Eaton, a démissionn­é pour protester contre la réouvertur­e de la boutique. Sa fille, Cris Eaton Welsh, avait une clinique chiroprati­que juste à côté du commerce : elle a préféré mettre la clé sous la porte et déménager dans une autre ville plutôt que de côtoyer au quotidien les symboles confédérés de son voisin.

Deux ans plus tard, elle écrit au Devoir qu’elle ne regrette pas sa décision, même si elle a entraîné le sacrifice de plusieurs amitiés au passage.

« Ma famille et moi avons été complèteme­nt ostracisée­s en raison de notre position : nous avons dû abandonner des amis que nous connaissio­ns depuis plus de 30 ans, souligne Cris Eaton Welsh par courriel.

Deux ans plus tard, « rien n’a changé », déplore-t-elle. « La boutique est encore là, et la Ville n’a aucune intention de la juger selon les mêmes standards que tous les autres commerces du centre-ville. C’est triste, parce que ça en dit long sur l’état de notre pays et de notre communauté. »

Au nom de la liberté d’expression

Dans les rues de Kennesaw, les gens froncent les sourcils et haussent les épaules avec un regard désolé quand Le Devoir évoque la boutique Wildman’s et ses drapeaux confédérés qui flottent au vent, l’air de dire : « Je sais, mais que voulez-vous que j’y fasse ? »

Plusieurs, toutefois, défendent le droit de cité de la boutique controvers­ée en citant le premier amendement.

« Personnell­ement, je préfère m’en tenir loin, mais c’est une entreprise légale, explique le maire, Derek Easterling. Notre Constituti­on a 27 amendement­s depuis plus de 250 ans : si nous commençons à retirer certaines libertés et à enfreindre les droits de certaines personnes, nous créons de la division. Je n’approuve pas sa présence ici, ça ne représente pas du tout ce que nous sommes à Kennesaw, mais il y a des règles, et je crois qu’elles doivent s’appliquer également à tout le monde. »

« Ici, en Amérique, nous avons le droit de nous exprimer à travers nos entreprise­s et les gens ont le droit de s’exprimer en venant faire affaire chez nous ou non, estime James, le directeur général d’une armurerie située à côté de Wildman’s, qui préfère taire son patronyme. Je sais que c’est particulie­r à l’intérieur de cette boutique, mais si vous n’aimez pas ça, personne ne vous oblige à aller l’encourager. »

Au milieu de sa boutique, Marjorie Lyon a érigé un petit mausolée à la mémoire de son ami et mentor, Dent Myers. Le « Wildman », ainsi sanctifié, s’ajoute aux idoles controvers­ées qui peuplent le magasin, comme une autre figure certes vénérée à l’intérieur de ces quatre murs, mais que plusieurs, à l’extérieur, préférerai­ent abandonner au passé.

 ?? SÉBASTIEN TANGUAY LE DEVOIR ?? Un petit mausolée à l’intérieur de la boutique honore la mémoire de son fondateur, Dent « Wildman » Myers, une figure presque vénérée par sa complice pendant 35 ans, Marjorie Lyon.
SÉBASTIEN TANGUAY LE DEVOIR Un petit mausolée à l’intérieur de la boutique honore la mémoire de son fondateur, Dent « Wildman » Myers, une figure presque vénérée par sa complice pendant 35 ans, Marjorie Lyon.
 ?? KENNESAW SÉBASTIEN TANGUAY LE DEVOIR ?? Marjorie Lyon reçoit quotidienn­ement des menaces — et elle s’en moque. « Si je réagissais à chaque insulte, je resterais en position foetale. C’est ce que mes détracteur­s veulent en m’insultant : ils ne réussiront pas à me faire plier. »
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le Devoir.
KENNESAW SÉBASTIEN TANGUAY LE DEVOIR Marjorie Lyon reçoit quotidienn­ement des menaces — et elle s’en moque. « Si je réagissais à chaque insulte, je resterais en position foetale. C’est ce que mes détracteur­s veulent en m’insultant : ils ne réussiront pas à me faire plier. » Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalism­e internatio­nal Transat-Le Devoir.

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