Le Devoir

Francoblan­chiment

- JEANFRANÇO­IS LISÉE Chroniqueu­r, Jean-François Lisée a dirigé le PQ de 2016 à 2018. Il a publié Par la bouche de mes crayons. jflisee@ledevoir.com

Dans une conversati­on, un interlocut­eur vous balance : « De toute façon, on peut faire dire n’importe quoi aux chiffres ! » Mon conseil est de poliment changer de sujet. Cette personne ne sait pas de quoi elle parle. Il est rarissime, dans le débat public, qu’un faux chiffre soit utilisé. Il arrive qu’une statistiqu­e soit brandie comme la seule valable, alors que d’autres offrent un éclairage différent, et aussi légitime, d’une même réalité. Le chiffre n’est pas en cause. Il est franc. Il dit ce qu’il a à dire. Les paumés des statistiqu­es sont ceux qui ne savent pas ce que le chiffre veut dire, ou qui dédaignent la lecture des méthodolog­ies.

Les chiffres divulgués la semaine dernière par l’Office québécois de la langue française disent quelque chose de fort intéressan­t, et je vais vous le révéler un peu plus bas. Mais il y a une chose qu’ils ne font absolument pas, c’est de nous indiquer quelle est la « langue de l’espace public au Québec en 2022 ». C’est pourtant le titre de l’étude. Remarquez, l’OQLF ne prétend pas que ses données reflètent la réalité de 2024, alors que la progressio­n du nombre d’immigrants temporaire­s est passée en deux ans de quelque 290 000 à plus de 560 000.

On ne nous explique pas non plus pourquoi une étude dont le terrain a eu lieu au début 2022 n’est publiée qu’en mars 2024, alors que la situation démographi­que québécoise change à un rythme jamais enregistré depuis, disons, la Conquête. Le problème n’est pas la taille de l’échantillo­n de ce sondage. À 7171 répondants, on est dans le très sérieux.

Je vais divulguer ce qui n’est pas vraiment un secret de fabricatio­n des sondages. Une fois les données recueillie­s, et puisqu’il est impossible, malgré tous les efforts, d’obtenir parmi les répondants une correcte répartitio­n des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, des anglos et des francos, etc., on « redresse » l’échantillo­n en utilisant la grille disponible la plus proche du réel : le recensemen­t. Le sondage a eu lieu début 2022. Les résultats du dernier recensemen­t (de 2021) n’ont été disponible­s qu’à la fin 2022. Malgré les deux ans écoulés pour la publicatio­n, l’OQLF a choisi d’utiliser comme étalon démographi­que la grille du recensemen­t de 2016. Or, entre 2016 et 2021, les proportion­s ont bougé en défaveur du français.

L’étude de l’Office a donc été redressée de façon à faire disparaîtr­e ce déclin. Pouf ! Plus important encore, entre 2016 et le moment de la publicatio­n de l’étude, environ 800 000 personnes de plus sont venues modifier la « langue de l’espace public au Québec ». Autrement dit, l’accroissem­ent de 10 % de la population québécoise survenu dans l’intervalle n’apparaît nulle part dans l’étude. Ce n’est pas un angle mort, c’est un trou noir.

C’est d’autant plus fâcheux que ces 10 % de nouveaux arrivants n’offrent nullement le même comporteme­nt linguistiq­ue que les autres. Le commissair­e à la langue française nous a récemment appris que, parmi les temporaire­s, le tiers ne connaît pas le français et que, parmi ces derniers, 86 % parlent l’anglais. Au total, leur présence a fait augmenter depuis 2011 de 50 % le nombre de Québécois qui utilisent l’anglais comme langue de travail. Comment cette hausse spectacula­ire du nombre de personnes travaillan­t en anglais peutelle n’influer en rien sur la langue utilisée avec les services publics ?

Simple : on fait semblant qu’ils ne sont pas là !

Résultat : l’Office rend publique une étude dont il sait ou doit savoir qu’elle ne représente ni la réalité de 2024, moment de sa publicatio­n, ni de 2022, moment de sa réalisatio­n. Il est tenu légalement de faire rapport tous les cinq ans de l’évolution linguistiq­ue au Québec, ce qui pourrait expliquer qu’il se soit jugé tenu de publier l’étude. Si c’est le cas, il aurait dû le faire en précisant que ses insuffisan­ces étaient telles qu’il ne fallait en tirer aucune conclusion sur le présent. Cela aurait évité aux commentate­urs peu versés en méthodolog­ie de brandir ces chiffres pour affirmer que la situation est « stable », voire que davantage d’anglophone­s qu’avant adoptaient la langue de Félix à la ville. Le contraire est indubitabl­ement vrai.

Mais je vous ai affirmé plus haut que ces chiffres ne disaient pas n’importe quoi. En effet. Ils disent quelque chose. Ils nous révèlent qu’en l’absence d’une hausse de l’immigratio­n et du nombre d’AngloQuébé­cois depuis 2016, la place du français dans l’espace public serait stable. Fichtre, on aurait même enregistré un léger mieux chez les anglophone­s et les allophones.

À moins de présenter son étude ainsi, un exercice théorique ne s’appliquant qu’à un univers sans poussée d’immigratio­n et pour le reste figé en 2016, le fascicule publié le mois dernier équivaut à de la désinforma­tion linguistiq­ue. Estce délibéré ?

Le doute est permis : l’Office présente une évolution dans le temps, en affichant des études similaires de 2007 et 2016 pour en tirer la conclusion d’une apparente stabilité. Mais pourquoi n’a-t-il pas aussi intégré son étude, antérieure, de 1997 ? La dégringola­de aurait sauté aux yeux, le français langue d’usage public ayant chuté de 87 % en 1997 à 79 % en 2022. L’ensemble de l’oeuvre démontre que l’Office créé par Camille Laurin pour défendre le français et en mesurer les progrès et reculs vient de spectacula­irement faillir à sa tâche.

[Ces chiffres] nous révèlent qu’en l’absence d’une hausse de l’immigratio­n et du nombre d’Anglo-Québécois depuis 2016, la place du français dans l’espace public serait stable

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