La lenteur de l’urgence
Un « défi générationnel complexe ». Un « point d’inflexion ». Un « moment charnière ». Les bouleversements géopolitiques et l’instabilité provoquée par les visées territoriales de la Chine et de la Russie dans les eaux arctiques ne sont enfin plus cantonnés dans de simples laïus politiques. L’urgente protection du Nord est hissée au rang des priorités écrites de défense stratégique. Les milliards d’investissements qui y sont consacrés, bien qu’historiques, demeurent cependant insuffisants pour rattraper le déphasage. Et la tant attendue nouvelle mouture de la politique de défense du gouvernement canadien ne vient finalement que perpétuer cette discordance.
Le rattrapage est ambitieux. La Défense nationale prévoit la mise à niveau de sa flotte d’hélicoptères, de sa flotte navale, de ses infrastructures, de même que la modernisation de ses effectifs de surveillance par le biais de capteurs maritimes, de capacités satellitaires, d’une unité interarmées de cyberopérations, l’achat d’avions de détection aérienne avancée de même que de missiles longue portée. Coût total de la facture : 73 milliards sur 20 ans.
De cette somme, à peine 8 milliards seraient dépensés d’ici cinq ans, la quasi-totalité des investissements étant plutôt prévue pour la deuxième moitié de la période ciblée. Ainsi qu’au-delà de la date de la prochaine élection.
Un échéancier conforme aux pratiques de la Défense nationale. Mais non sans risques, puisque l’armée peine systématiquement à suivre le rythme de dépenses et d’acquisitions fixé par les gouvernements. Moins de deux ans après que les conservateurs de Stephen Harper aient dévoilé leur propre révision de la politique de défense canadienne, en 2008, les dépenses prévues avaient été revues. La première mise à jour de ces priorités par le gouvernement Trudeau, en 2017, a subi le même sort. Depuis, chaque année, quelques milliards en moins ont été investis en équipement militaire (pour un total de 25,6 milliards en six ans, selon les calculs de l’expert militaire et président de l’Institut canadien des affaires mondiales, David Perry).
Le gouvernement a beau se targuer d’être en voie de doubler ses dépenses militaires en dix ans, encore lui faudra-t-il déjouer les pronostics pour respecter exceptionnellement la cadence cette fois-ci.
À court terme, l’investissement n’est d’ailleurs que très modeste. La somme était identique (8 milliards sur cinq ans) au budget de 2022, avant même que la Russie n’envahisse l’Ukraine. À ce jour, les libéraux ont dévoilé plus de 5 autres milliards de dollars d’annonces prébudgétaires, un fonds pour les infrastructures chiffré à 6 milliards, ainsi que des prêts totalisant 17 milliards. Justin Trudeau soutient qu’il accroît les dépenses militaires « de façon responsable, de façon raisonnable ». Il gère surtout les finances publiques de façon préélectorale. Et tant pis, dans l’immédiat, pour la souveraineté arctique, le manque d’effectifs (qui ne sera comblé que dans huit ans) et la vétusté de la moitié de l’armement.
Tant pis aussi pour les alliés de l’OTAN. Malgré ces investissements considérables, les dépenses militaires canadiennes n’atteindront toujours pas la cible minimale de 2 % du PIB fixée par l’OTAN (mais seulement 1,76 % en 2029-2030).
Là encore, Justin Trudeau prétexte avoir hérité d’un budget militaire qui n’atteignait que 1 % du PIB. Or, la Hongrie, la Lettonie, la Lituanie et la Slovaquie, dont les dépenses oscillaient aussi autour de 1 %, ont pour leur part réussi ce même rattrapage en dix ans. La France, l’Allemagne et la Suède, nouvellement admise à l’OTAN, ont chacune un plan pour atteindre également le 2 %. Le Canada s’inscrit comme le seul lambin, de même que l’unique pays ne consacrant pas encore 20 % de son enveloppe de la Défense à ses équipements.
L’objectif d’investissement de l’OTAN n’est pourtant pas symbolique. Son atteinte permettrait au contraire au Canada de protéger sa propre souveraineté arctique, de patrouiller sur ses trois côtes à la fois, de répondre présent aux missions interalliées à l’étranger de même qu’aux demandes d’aide domestique lors de catastrophes naturelles devenues pluriannuelles, recense une étude de l’Institut canadien des affaires mondiales. Le gouvernement n’en serait en outre plus à simplement « explorer », comme le propose encore sa politique de défense, l’achat de sous-marins ou de drones capables de déceler dans le Nord la présence de pays étrangers.
À voir la réaction du secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, qui s’est poliment dit impatient de voir le Canada atteindre cette cible « dès que possible », Justin Trudeau a bien fait de ne dévoiler son énoncé pour la défense qu’après la rencontre des ministres des Affaires étrangères soulignant en outre les 75 ans de l’OTAN. Le premier ministre devra cependant affronter ses partenaires cet été au sommet de Washington. Il y a fort à parier qu’au-delà des promesses, les pays alliés réclameront maintenant, collectivement, des garanties.