Jouer la carte de la culpabilisation en littérature
Le discours de la prévention tous azimuts signe la mort de toute oeuvre littéraire « authentique »
La prétérition est une figure rhétorique bien connue que le Gradus définit comme suit : « Feindre de ne pas vouloir dire ce que néanmoins on dit très clairement. » Bernard Dupriez présente à la suite de cette définition toute une série d’exemples, dont celui-ci, ironique, qui est tiré de l’Électre de Jean Giraudoux : « Je n’ai aucune arrière-pensée. Je ne veux surtout pas t’influencer… Mais si une épée comme celle-là tuait ta soeur, nous serions bien tranquilles ! »
C’est au même procédé littéraire qu’a recours Marie Hautval, « courtière de connaissances » à l’Association québécoise de prévention du suicide (AQPS), lorsqu’elle présente le guide élaboré par cette association pour accompagner les auteurs qui voudraient aborder dans leurs oeuvres la question du suicide. « On ne veut pas dire quoi faire aux créateurs », affirme-t-elle en effet. Mais tous les conseils donnés ensuite contribuent bel et bien à leur dire « quoi faire » et surtout « quoi ne pas faire ».
D’autant plus que le guide en question joue à fond la carte de la culpabilisation, en mentionnant, par exemple, que la « contribution » des créateurs « est essentielle » pour « bâtir un Québec sans suicide » et que nous portons tous à cet égard « une responsabilité commune ».
Évidemment, prévenir le suicide est un but louable. En même temps, cette démarche de l’AQPS, qui fait suite aux remous provoqués en 2022 par la mise en garde du ministère de la Santé à l’encontre du roman Le garçon aux pieds à l’envers de François Blais, est représentative d’une tendance très actuelle à vouloir, sous prétexte de bienveillance et de sollicitude, enrôler la fiction et la création artistique dans une campagne permanente pour la prévention de tous les risques et le bien-être de chacun.
Or, ce n’est peut-être pas le rôle de l’art ni celui de l’imaginaire fictionnel, et encore moins la fonction de la littérature, de devenir un « vecteur de changement », comme saurait l’être « une communication responsable » qui « favorise la sensibilisation et la prévention de ce phénomène », en créant des « oeuvres réalistes et authentiques » qui amènent « une meilleure compréhension du suicide ».
On n’en finirait plus d’énumérer les personnages d’oeuvres littéraires qui se suicident : Antigone, Didon, Roméo, Lady Macbeth, Othello, Phèdre, Werther, bien sûr, tout comme Quasimodo, Javert, Emma Bovary, Anna Karénine et tant d’autres. De Gérard de Nerval à Virginia Woolf, d’Hubert Aquin à Nelly Arcan, les écrivains qui se sont enlevé la vie sont eux aussi légion. Tout ça rend aujourd’hui la littérature fort suspecte.
Mais ce discours de la prévention tous azimuts, qui veut en faire quelque chose de « responsable », signe en réalité la mort de toute oeuvre littéraire « authentique », c’est-à-dire dans laquelle un écrivain tente de rendre compte du réel avec originalité, sincérité et vérité. Au moyen de son écriture, un écrivain véritable ne veut pas en effet présenter la réalité telle que le recommandent des guides, des recherches, des études, des associations qui sont toutes au service de nobles causes et veulent notre bien, mais telle que personne d’autre que lui ne la voit. Sans cet engagement de sa part, il n’y a pas d’oeuvre qui vaille et la littérature se transforme en simple divertissement, ou en un support documentaire de plus.
C’est cela, la véritable et la seule responsabilité de l’écrivain. Mais c’est aussi ce statut unique qu’il revendique qui est aujourd’hui contesté, au nom d’un Bien incontestable et qui serait plus grand que lui, plus grand que nous tous. Dans la société thérapeutique contemporaine, il n’est plus question pour qui que ce soit de revendiquer son droit de se tenir à l’écart, encore moins d’avoir la prétention d’occuper une position en surplomb. Ce n’est plus tenu que pour de l’orgueil, digne de dangereux irresponsables. Comme tout un chacun, celui qui écrit et crée doit alors se plier aux recommandations des spécialistes, adopter les bons comportements qui favorisent la sécurité des « personnes vulnérables », faire sien le discours de la bienveillance imposée.
Dans ce monde où l’approche thérapeutique est érigée en vertu cardinale, l’écrivain, renommé « créateur », a donc besoin de guides, de sensitive readers et de « courtiers de connaissances ». Il n’a plus droit à sa liberté de création, qui est incompatible, affirmait Gide, avec les « bons sentiments » comme avec toute « visée préventive de l’oeuvre ». Et s’il s’obstine à en jouir, il lui faudra farcir son oeuvre de traumavertissements.
Le risque zéro est notre dernier espoir utopique. Cette utopie où se consument les derniers feux de l’idée de progrès est parfaitement étrangère à cette peinture de la condition tragique de l’homme qui a fait les beaux jours de la littérature. Nous voulons croire que nous avons des solutions pour tout. Faute d’en avoir de véritables, nous multiplions les mises en garde.
J’essaie d’imaginer la cascade de traumavertissements qu’il faudrait inscrire en gras sur la page frontispice des tragédies de Sophocle ou de celles de Shakespeare : violences, violences verbales, violences sexistes, féminicides, inceste, relations familiales toxiques, discours misogynes, âgisme, capacitisme, xénophobie et… nombreux suicides. Si le lecteur potentiel n’est pas à l’avance découragé, voire traumatisé, par un tel préambule, il pourra toujours prendre conscience, comme l’écrit George Steiner, que demander « pourquoi OEdipe devait être choisi pour souffrir ses malheurs ou pourquoi Macbeth devait rencontrer les sorcières, c’est demander une raison et une justification à la nuit muette ».