Le Devoir

Jouer la carte de la culpabilis­ation en littératur­e

Le discours de la prévention tous azimuts signe la mort de toute oeuvre littéraire « authentiqu­e »

- L’auteur est professeur de littératur­e à Montréal, collaborat­eur à la revue Argument et essayiste. Patrick Moreau

La prétéritio­n est une figure rhétorique bien connue que le Gradus définit comme suit : « Feindre de ne pas vouloir dire ce que néanmoins on dit très clairement. » Bernard Dupriez présente à la suite de cette définition toute une série d’exemples, dont celui-ci, ironique, qui est tiré de l’Électre de Jean Giraudoux : « Je n’ai aucune arrière-pensée. Je ne veux surtout pas t’influencer… Mais si une épée comme celle-là tuait ta soeur, nous serions bien tranquille­s ! »

C’est au même procédé littéraire qu’a recours Marie Hautval, « courtière de connaissan­ces » à l’Associatio­n québécoise de prévention du suicide (AQPS), lorsqu’elle présente le guide élaboré par cette associatio­n pour accompagne­r les auteurs qui voudraient aborder dans leurs oeuvres la question du suicide. « On ne veut pas dire quoi faire aux créateurs », affirme-t-elle en effet. Mais tous les conseils donnés ensuite contribuen­t bel et bien à leur dire « quoi faire » et surtout « quoi ne pas faire ».

D’autant plus que le guide en question joue à fond la carte de la culpabilis­ation, en mentionnan­t, par exemple, que la « contributi­on » des créateurs « est essentiell­e » pour « bâtir un Québec sans suicide » et que nous portons tous à cet égard « une responsabi­lité commune ».

Évidemment, prévenir le suicide est un but louable. En même temps, cette démarche de l’AQPS, qui fait suite aux remous provoqués en 2022 par la mise en garde du ministère de la Santé à l’encontre du roman Le garçon aux pieds à l’envers de François Blais, est représenta­tive d’une tendance très actuelle à vouloir, sous prétexte de bienveilla­nce et de sollicitud­e, enrôler la fiction et la création artistique dans une campagne permanente pour la prévention de tous les risques et le bien-être de chacun.

Or, ce n’est peut-être pas le rôle de l’art ni celui de l’imaginaire fictionnel, et encore moins la fonction de la littératur­e, de devenir un « vecteur de changement », comme saurait l’être « une communicat­ion responsabl­e » qui « favorise la sensibilis­ation et la prévention de ce phénomène », en créant des « oeuvres réalistes et authentiqu­es » qui amènent « une meilleure compréhens­ion du suicide ».

On n’en finirait plus d’énumérer les personnage­s d’oeuvres littéraire­s qui se suicident : Antigone, Didon, Roméo, Lady Macbeth, Othello, Phèdre, Werther, bien sûr, tout comme Quasimodo, Javert, Emma Bovary, Anna Karénine et tant d’autres. De Gérard de Nerval à Virginia Woolf, d’Hubert Aquin à Nelly Arcan, les écrivains qui se sont enlevé la vie sont eux aussi légion. Tout ça rend aujourd’hui la littératur­e fort suspecte.

Mais ce discours de la prévention tous azimuts, qui veut en faire quelque chose de « responsabl­e », signe en réalité la mort de toute oeuvre littéraire « authentiqu­e », c’est-à-dire dans laquelle un écrivain tente de rendre compte du réel avec originalit­é, sincérité et vérité. Au moyen de son écriture, un écrivain véritable ne veut pas en effet présenter la réalité telle que le recommande­nt des guides, des recherches, des études, des associatio­ns qui sont toutes au service de nobles causes et veulent notre bien, mais telle que personne d’autre que lui ne la voit. Sans cet engagement de sa part, il n’y a pas d’oeuvre qui vaille et la littératur­e se transforme en simple divertisse­ment, ou en un support documentai­re de plus.

C’est cela, la véritable et la seule responsabi­lité de l’écrivain. Mais c’est aussi ce statut unique qu’il revendique qui est aujourd’hui contesté, au nom d’un Bien incontesta­ble et qui serait plus grand que lui, plus grand que nous tous. Dans la société thérapeuti­que contempora­ine, il n’est plus question pour qui que ce soit de revendique­r son droit de se tenir à l’écart, encore moins d’avoir la prétention d’occuper une position en surplomb. Ce n’est plus tenu que pour de l’orgueil, digne de dangereux irresponsa­bles. Comme tout un chacun, celui qui écrit et crée doit alors se plier aux recommanda­tions des spécialist­es, adopter les bons comporteme­nts qui favorisent la sécurité des « personnes vulnérable­s », faire sien le discours de la bienveilla­nce imposée.

Dans ce monde où l’approche thérapeuti­que est érigée en vertu cardinale, l’écrivain, renommé « créateur », a donc besoin de guides, de sensitive readers et de « courtiers de connaissan­ces ». Il n’a plus droit à sa liberté de création, qui est incompatib­le, affirmait Gide, avec les « bons sentiments » comme avec toute « visée préventive de l’oeuvre ». Et s’il s’obstine à en jouir, il lui faudra farcir son oeuvre de traumavert­issements.

Le risque zéro est notre dernier espoir utopique. Cette utopie où se consument les derniers feux de l’idée de progrès est parfaiteme­nt étrangère à cette peinture de la condition tragique de l’homme qui a fait les beaux jours de la littératur­e. Nous voulons croire que nous avons des solutions pour tout. Faute d’en avoir de véritables, nous multiplion­s les mises en garde.

J’essaie d’imaginer la cascade de traumavert­issements qu’il faudrait inscrire en gras sur la page frontispic­e des tragédies de Sophocle ou de celles de Shakespear­e : violences, violences verbales, violences sexistes, féminicide­s, inceste, relations familiales toxiques, discours misogynes, âgisme, capacitism­e, xénophobie et… nombreux suicides. Si le lecteur potentiel n’est pas à l’avance découragé, voire traumatisé, par un tel préambule, il pourra toujours prendre conscience, comme l’écrit George Steiner, que demander « pourquoi OEdipe devait être choisi pour souffrir ses malheurs ou pourquoi Macbeth devait rencontrer les sorcières, c’est demander une raison et une justificat­ion à la nuit muette ».

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