Le Devoir

Quand le virtuel blesse le réel

L’hypertruca­ge sexuel affecte les femmes de toutes les sphères de nos sociétés, affectant jusqu’à nos milieux de travail et d’éducation

- Michée Kisembo L’auteur est étudiant en droit à l’Université d’Ottawa.

« Je ne crois que ce que je vois », cette phrase attribuée à Thomas, disciple du Christ, semble plus que jamais désuète. En effet, la frontière entre le réel et le faux n’a jamais été aussi étroite qu’avec l’émergence de l’intelligen­ce artificiel­le (IA). Cette nouvelle technologi­e a permis une proliférat­ion exponentie­lle des hypertruca­ges (deepfakes).

Les deepfakes sont des images ou des vidéos manipulées qui sont fausses, mais semblent authentiqu­es et crédibles. La majorité des hypertruca­ges sont à caractère sexuel. En effet, plus de 90 % des deepfakes en ligne montrent des vidéos ou des images intimes non consensuel­les de femmes.

Aujourd’hui, ce genre de contenu peut être facilement fabriqué à partir de nos téléphones intelligen­ts. Ce texte se veut donc un cri d’alarme contre ce phénomène croissant et l’absence de protection adéquate et de recours judiciaire pour les femmes victimes d’hypertruca­ges sexuels.

La première fois que j’ai entendu parler des images modifiées, c’était en 2018, lorsqu’une vidéo du président Barack Obama circulait en ligne le montrant en train d’insulter son successeur, Donald Trump, le traitant d’idiot. Le réalisme et la qualité de la vidéo la rendaient crédible.

Cette expérience souligne à quel point il peut être facile d’être trompé par cette technologi­e. Si la manipulati­on de vidéos de figures politiques interroge déjà notre système démocratiq­ue et notre capacité à différenci­er le vrai du faux, l’utilisatio­n de deepfakes pour créer du contenu sexuel non consenti représente une menace bien plus grave pour des millions de femmes.

Ces dernières années, plusieurs femmes ont vu leur intimité violée et leurs images les plus personnell­es diffusées sans leur accord à l’aide de deepfakes. Ce fléau touche toutes les sphères de nos sociétés, jusque dans nos écoles secondaire­s, où de très jeunes filles se retrouvent victimes de cette violation de l’intimité.

Tout récemment, à l’occasion du Super Bowl, nous avons tous été témoins de la diffusion d’images pornograph­iques de la chanteuse Taylor Swift, générées par l’intelligen­ce artificiel­le, qui ont inondé Internet. Ce cas particulie­r met en évidence le fait qu’aucune femme, indépendam­ment de son statut social, n’est à l’abri de ces atteintes.

Les conséquenc­es de ces hypertruca­ges sexuels sont importante­s. Cela peut conduire des femmes à l’isolement social, à la dépression et parfois au suicide. La vidéoblogu­euse féministe américano-canadienne Anita Sarkeesian résume ces conséquenc­es en disant : « Les hypertruca­ges sont utilisés comme une arme pour faire taire les femmes, les dégrader, exercer un pouvoir sur elles, nous réduisant ainsi à des objets sexuels. Ce n’est pas qu’une simple affaire de plaisir et de jeux. Ça peut détruire des vies. »

Mais que faut-il faire pour endiguer ce phénomène ? Au Canada, et particuliè­rement au Québec, nous sommes confrontés à l’urgence d’adopter des mesures législativ­es et préventive­s pour endiguer ce fléau et offrir un soutien aux survivante­s. Cela passe, premièreme­nt, par une grande sensibilis­ation, notamment auprès des jeunes. Le rôle des parents et de l’école doit être de faire d’eux des citoyens numériques avisés, pleinement conscients des dangers et des conséquenc­es réelles de ces technologi­es.

Deuxièmeme­nt, le Québec devrait adopter une loi semblable à l’Intimate Images Protection Act de la ColombieBr­itannique. Cette loi permet aux survivante­s d’intenter des actions civiles auprès des tribunaux pour faire retirer rapidement des images intimes générées par des hypertruca­ges — une option non directemen­t offerte par le Code criminel et les lois sur la protection à la vie privée. Elle permet aussi de poursuivre les auteurs et les géants du Web pour obtenir des dommages-intérêts.

La Colombie-Britanniqu­e est la quatrième province à avoir adopté une telle loi, après l’Île-du-Prince-Édouard, la Saskatchew­an et le Nouveau-Brunswick. Le fait de faire explicitem­ent référence aux hypertruca­ges dans la législatio­n marque une évolution importante dans la protection contre la distributi­on non consensuel­le d’images intimes, en s’attaquant aux défis que posent cette technologi­e.

Le projet de loi C-63 sur les préjudices en ligne, actuelleme­nt débattu à la Chambre des communes, va dans ce sens au fédéral. En effet, s’il est adopté, il obligerait les géants du Web à fournir des moyens clairs et accessible­s pour signaler de tels contenus et pour bloquer les utilisateu­rs qui diffusent ces contenus, en plus de garantir leur retrait sous 24 heures. Il est encore temps d’agir.

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