Un pied dans l’adolescence
Des acteurs du milieu théâtral s’entendent sur l’importance d’établir et de maintenir des liens forts avec le public adolescent
Depuis plus de 30 ans, le théâtre pour adolescents québécois se renouvelle continuellement, s’intéresse et s’adapte à la jeunesse en constante évolution. Pour preuve, la Rencontre théâtre ados (RTA), qui en est à sa 23e édition, s’ouvre le 14 avril sur une programmation diversifiée, des sujets forts ancrés dans le réel, notamment la dépression dans Rose, une production du Théâtre Bluff. En parallèle, à l’Usine C, le Théâtre Junction offre avec La serre Concorde une place privilégiée aux adolescents. Dans un petit tour de table, trois acteurs engagés dans le théâtre jeunesse démystifient les moyens entrepris pour rejoindre les jeunes constamment sollicités par la société de l’image et ses mille attraits.
S’il y a 30 ans l’idée d’offrir des pièces miroirs aux adolescents, des propositions qui reflétaient exactement — ou du moins le plus possible — ce qu’ils étaient participait à une tendance, cette approche frontale a évolué avec le temps et se décline différemment. Mario Borges, codirecteur artistique et général du Théâtre Bluff, se souvient de cette époque où « ce n’était que ça. Ça a été un passage. Le théâtre a commencé à sortir des gymnases dans lesquels les jeunes étaient assis sur leur petit tapis bleu — pour l’expérience du spectateur, on repassera [rires] — et, tout à coup, tout s’est mis à évoluer et même leur position comme spectateur a évolué. Aujourd’hui, on est rendus à un moment où cet adolescent-là est considéré comme une personne à part entière, un humain à qui on propose une oeuvre d’art. Il doit se poser devant cette oeuvre d’art là et se questionner, se laisser imprégner par ça. Sans que ce soit important d’en comprendre sa globalité, mais juste ouvrir ce que ça éveille de sens et de possibilités ».
Dans cette optique, la volonté de rejoindre les adolescents passe ainsi moins par cette obligation de refléter leur vie que de refléter leur milieu et surtout de leur offrir une véritable expérience artistique. Sylvie Lessard, directrice de la Rencontre théâtre ados, abonde dans le même sens en soulignant l’ouverture sur des sujets d’actualité, sociaux qui dépassent le cadre du nombril de l’ado. « Cette année, au RTA, on touche beaucoup à la santé mentale […] Il y a des années, on retrouvait beaucoup l’environnement dans nos thématiques. D’autres [années] où on parlait de l’identité […] C’est de l’actualité et il faut avoir de l’ouverture par rapport à ça. Je pense que lorsqu’on propose certaines thématiques au goût du jour sous forme d’art, ça passe beaucoup mieux que si on fait juste taper sur le clou. »
Raphaële Thiriet, codirectrice du Théâtre Junction, qui présente à l’Usine C ces jours-ci La serre Concorde — une proposition jouée par des adolescents amateurs —, s’inscrit aussi dans cette démarche, dans cette nécessité d’embrasser des thèmes collectifs et sociaux dans lesquels les adolescents pourront se retrouver. « Privilégier le social, les impliquer dans le processus est important. Il y a toute la question identitaire, de genre qui est au coeur des préoccupations [de la pièce]. La question de l’environnement est aussi importante ; l’urgence écologique et le monde qu’on lègue à ces futurs adultes qui vont devoir négocier avec un environnement qui se dégrade. C’est ensemble qu’on peut arriver à trouver des solutions, des alternatives à la mécanique du monde dans lequel on est rendus », explique-t-elle.
Extrêmement poreux, dira Mario Borges, les adolescents d’aujourd’hui sont préoccupés par moult sujets, « ils sont dans une période extrêmement effervescente où ils ont les pores de peau ouverts au maximum et cette porosité-là fait en sorte que ça soulève une multitude de questions et ils cherchent à avoir des réponses. Ils sont dans un moment où ils veulent se positionner […] À partir de ce momentlà, on se doit d’aborder des questions dans toutes leurs vérités. Il faut les creuser, aller au bout des choses ». Dans une approche nuancée, Borges souligne aussi l’importance de présenter un théâtre de création non pas sur l’adolescence, mais « à propos » de l’adolescence, un théâtre qui « s’intéresse à cette période-là et qui la met en relation avec les autres générations et avec la société qui l’entoure ».
Aller à la rencontre des adolescents
Leur parler à eux comme étant partie prenante d’une société dont ils paient les frais reste une des façons de les attirer. Mais il y a aussi un engagement à déployer des moyens pour leur faire connaître le théâtre de l’intérieur. Le festival Rencontre théâtre ados fait partie de ces initiatives. Faire connaître le théâtre de création, plus particulièrement, offert dans une langue qui leur est propre, explique Sylvie Lessard, « du théâtre qui leur parle plus, du théâtre un peu plus contemporain avec des auteurs qui ne sont pas très tellement loin de l’adolescence ».
Les différentes médiations culturelles entreprises auprès des jeunes dans les écoles depuis plus de 20 ans participent aussi de cette approche qui vise à ouvrir les valves du théâtre et surtout à prendre le pouls de cette jeunesse qui a beaucoup à dire. Pour Mario Borges, aller à la rencontre des adolescents, entendre ce qu’ils sont est tout aussi primordial.
« Oui, on a beau dire que l’adolescence traverse nos vies, mais on vieillit. Notre point de vue change, alors c’est important dans le processus d’avoir des moments où on va à la rencontre des jeunes. Où on va aller les entendre d’abord autour d’un sujet. Voir comment ils se positionnent. Et après, on arrive avec des portions de fictions qu’on a imaginées et on confronte ces affaires-là avec eux […] On part toujours du point de vue qu’il faut faire confiance à l’intelligence et à la sensibilité des adolescents. Ils ont cette capacité d’ouverture et de réfléchir. On n’a pas à leur donner toutes les réponses,
mais notre responsabilité, c’est d’ouvrir un maximum de portes. C’est important de garder un pied dans l’adolescence en permanence », explique M. Borges.
Raphaële Thiriet ne saurait être plus en accord avec cette vision des choses, notamment pour ce qui est du projet La serre Concorde, pièce dont des adolescents participent à la création. Depuis la traduction réalisée par Olivier Sylvestre en collaboration avec des jeunes de Laval afin d’offrir « un texte actualisé qui ressemble aux jeunes Québécois » jusqu’au jeu — ce sont onze jeunes reflétant une diversité culturelle et de genre qui montent sur scène — en passant par le travail d’arrière-scène, les adolescents sont intimement engagés dans la démarche créatrice du projet. Une histoire dans laquelle des ados se retrouvent dans une serre désaffectée, vouée à être remplacée par un Cineplex, pour discuter, parler, fêter, se découvrir, exister.
« Tout l’intérêt et la démarche artistique autour de La serre Concorde, c’est de produire, de travailler ce texte avec de véritables adolescents […] C’est vraiment toute l’idée de s’engager à essayer de trouver une place pour qu’il y ait une visibilité et une écoute de la parole des jeunes. De ce qu’ils ont à nous dire sur notre présent, sur les décisions qu’on prend en tant que société, d’ouvrir les questionnements sur le futur, parce que c’est quand même eux qui vont hériter du monde qu’on leur lègue », conclut Raphaële Thiriet.
La serre Concorde
Texte : Jordan Tannahill. Mise en scène: Raphaële Thiriet. Avec Livia Bouchard, Talya Daras, Megan De Luca, Lilo Henein, Shani Maassa, Arthur Méthot-Boudreau, Margot MontelLandais, Abou Pion Laberge, Myrianne Thiam ainsi qu’Eve Berger et Nora Gendron (en alternance). Une production du Théâtre Junction. À l’Usine C du 10 au 13 avril 2024.