Génocide, mémoire et faux-fuyants
La communauté internationale « nous a tous laissé tomber ». Propos imparables de l’hyperdirigiste président Paul Kagame, tenus dimanche à l’occasion des commémorations du trentième anniversaire du génocide des Tutsis. Trois mois de massacres qui ont fait en 1994 au moins 800 000 morts pendant que la « communauté internationale » détournait le regard — par indifférence, par racisme, par intérêt géostratégique, ou par un odieux mélange de tout cela. Certainement pas par ignorance, puisqu’elle avait été avertie de longue date, dès le début des années 1990, que les extrémistes hutus au sein du gouvernement de Juvénal Habyarimana, soutenu par Paris, planifiaient et organisaient leur « crime des crimes ».
En 1998, au cours d’une brève escale à Kigali, le président américain Bill Clinton fera son mea culpa, en affirmant que « les États-Unis et la communauté internationale n’en ont pas fait assez » pour empêcher le génocide de se produire. Alliée historique de la dictature rwandaise, la France mettra d’autant plus de temps à reconnaître ses responsabilités qu’elles sont particulièrement inavouables. Le soutien aveugle qu’apportait à l’époque le président François Mitterrand au régime Habyarimana était largement tributaire des calculs établis par Paris pour endiguer l’influence américaine dans la région. Nicolas Sarkozy, en 2010, fera enfin un pas, avouant « une forme d’aveuglement » de la part de la France. Emmanuel Macron aura lui aussi fait un pas notable pour rebâtir les ponts, reconnaissant en 2021 « la responsabilité accablante [de la France] dans un engrenage qui a abouti au pire ». Il avait été annoncé par l’Élysée que Macron irait plus loin dimanche, à l’occasion des commémorations du génocide, et qu’il affirmerait dans une vidéo que la France « aurait pu arrêter le génocide », mais qu’elle « n’en a pas eu la volonté ». Il ne l’a finalement pas fait. Regrettable omission, donnant l’impression que Paris peine encore, trente ans plus tard, à sortir du déni.
Commandant de la Mission des Nations unies pour l’assistance au Rwanda, le général Roméo Dallaire, laissé à lui-même pendant le génocide, affirmait en entrevue au Devoir en 2003 : « Huit cent mille personnes sont mortes en 1994, et personne n’a bougé. Deux mille neuf cents personnes ont disparu à Manhattan le 11 septembre 2001, et Bush a mobilisé le monde entier. Voyez-vous, j’ai du mal avec ça. »
Aux lentes confessions diplomatiques se juxtapose une recherche fondamentale de la justice. En France, seuls sept hommes ont été condamnés pour leur participation au génocide, alors qu’une centaine de personnes soupçonnées d’avoir été impliquées dans les massacres vivraient actuellement dans le pays. Créé dans l’immédiate foulée des massacres, en novembre 1994, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) aura quant à lui donné des résultats partagés : une soixantaine de condamnations en vingt ans de travaux. Premier du genre à juger des crimes de génocide, le TPIR a été fortement grevé par le refus du nouveau régime de Kagame, issu de la victoire militaire du Front patriotique rwandais, d’y voir appliqué autre chose qu’une « justice de vainqueur » contre les génocidaires. Une expérience originale aura été celle, en parallèle, des tribunaux populaires (les gacaca) qui jugèrent près de deux millions de personnes, dans des milliers de juridictions locales. Exercice critiquable en ceci que les règles d’un procès équitable étaient escamotées, mais jugé utile aux efforts de réconciliation puisque les civils, dans ce qui fut un « génocide des voisins », ont été des relais primordiaux de la terreur organisée par l’État.
Justice sera-t-elle jamais faite, alors que le génocide quitte peu à peu le temps des mémoires pour entrer dans celui de l’histoire ? Il s’agit d’une question qui tourmente forcément les esprits, qui plus est à la lumière de l’agression russe en Ukraine et de l’anéantissement israélien de Gaza.
De quelle réconciliation peut-il cependant s’agir exactement dans un pays que M. Kagame tient depuis trente ans d’une main de fer, lui qui a muselé toute opposition politique, citoyenne et médiatique ? Derrière la vitrine de la prétendue renaissance rwandaise et de sa capitale propre et sûre, le Rwanda demeure après tout un pays pauvre et essentiellement rural, soutenu au premier chef par l’aide américaine. Réélu avec 98 % des voix en 2017, Kagame le sera à nouveau à la présidentielle de juillet prochain. Le Rwanda était une dictature, il est une démocrature.
Le fait est que le président ne se prive pas d’entretenir le feu du risque d’un nouveau génocide. Il l’a encore fait dimanche avec véhémence, au nom de la sécurité intérieure rwandaise, pour justifier le soutien de Kigali à un groupe armé agissant dans l’est de la République démocratique du Congo, où s’activent toujours, dit-il, les forces génocidaires du Hutu Power qui ont fui le Rwanda après 1994. Si son comportement dans l’Est congolais, région qu’il convoite également pour ses richesses minières, agace manifestement les puissances occidentales, M. Kagame, conscient du capital de sympathie que le crime des crimes lui confère, compte en l’occurrence qu’elles n’oseront pas le laisser tomber.