Le Guide de l’AQPS nie la souveraineté de la littérature
Dans son texte publié le mercredi 10 avril, Patrick Moreau dénonce avec raison la publication, par l’Association québécoise de prévention du suicide (AQPS), d’un guide d’accompagnement destiné aux auteurs de fiction. Il relève le fait que dans la « société thérapeutique contemporaine », l’écrivain doive « se plier aux recommandations des spécialistes, adopter les bons comportements qui favorisent la sécurité des “personnes vulnérables”, faire sien le discours de la bienveillance imposée ». J’ajouterais que ce qui exaspère dans ce guide, c’est aussi qu’il assimile la littérature aux autres types de productions artistiques et médiatiques, comme si l’on pouvait comparer la couverture journalistique du suicide de Gaétan Girouard à la façon dont Flaubert dépeint la mort d’Emma dans Madame Bovary. Cet amalgame nie l’ambigüité fondamentale qui caractérise les grandes oeuvres de la littérature universelle. Or, la polysémie du texte littéraire est l’une des raisons pour lesquelles l’appropriation émotionnelle et l’effet d’imitation y sont plus difficiles. De plus, par la mise en ligne de ce guide, l’AQPS laisse entendre qu’elle est la seule à détenir la légitimité pour aborder le suicide, qu’elle réduit de surcroît à un enjeu de société. Ne s’agit-il pas tout autant d’un vaste problème théologique, philosophique et littéraire ? Comment s’opère la balance du coeur chez celui qui tourne définitivement le dos aux vivants ? Dans son essai Porter la main sur soi (1976), Jean Améry présente la mort volontaire comme un mystère que devrait pouvoir approcher la littérature en toute souveraineté : « On a le droit de discourir obscurément de ce que la lumière du langage clair n’éclaire pas. »
Marina Girardin, professeure de littérature et de français au cégep de Saint-Laurent
Le 10 avril 2024