Une réforme de la science aux allures de fusion forcée
Les auteurs sont professeurs, le premier à l’Université de Sherbrooke, le second à l’Université de Montréal. Les deux sont membres réguliers du Centre interuniversitaire de recherche sur la science et la technologie. Vincent Larivière a été sur le conseil d’administration du Fonds de recherche du Québec – Société et culture de 2016-2023; François Claveau est sur le même conseil d’administration depuis 2023. Ils écrivent en leur nom personnel.
Le projet de loi 44 officialise le transfert de la politique scientifique vers le ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie, fusionne les trois Fonds de recherche du Québec (FRQ), et modifie le mandat du scientifique en chef. Déposé sans consultation préalable, le projet de loi a surpris la communauté scientifique québécoise, qui se demande quels problèmes il vient régler.
Pourquoi la fusion ?
La fusion des trois FRQ en un seul répond à un problème que les législateurs ont eux-mêmes créé récemment sur la base d’une méconnaissance du système de la recherche. En 2022, les FRQ ont été assujettis à la Loi sur la gouvernance des sociétés d’État, qui impose la règle des deux tiers de membres dits « indépendants » dans les conseils d’administration (CA).
En commission parlementaire, Christopher Skeete, le ministre délégué à l’Économie, nous répondait : « C’est la norme en termes de gouvernance. Tous les chercheurs, tous les scientifiques en gouvernance nous disent que c’est la façon de procéder. […] C’est comme ça dans toutes les sociétés. » On se demande quels scientifiques ont été consultés : les CA des organismes similaires au Canada, aux États-Unis et en Europe sont très majoritairement composés de scientifiques (à plus de 75 %), affiliés à des universités, et donc « non indépendants » selon l’interprétation donnée à la loi par le Secrétariat des emplois supérieurs.
On observe ici un amalgame entre les CA d’entreprises publiques (p. ex., Hydro-Québec), qui génèrent des revenus pour l’État, et ceux des organismes de financement de la recherche, dont la mission est tout autre. Si le ministre souhaite se coller aux pratiques internationales de gouvernance en matière de recherche, il devrait s’attaquer à la réforme de 2022.
Deux rôles en tension
Le projet de loi étend également le mandat du scientifique en chef, qui inclurait de conseiller le gouvernement « sur toute question scientifique susceptible d’éclairer les politiques publiques » (l’italique est de nous), ce qu’il ferait en émettant « des opinions de nature scientifique ». Le scientifique en chef ne serait donc plus cantonné à informer le champ politique en matière de développement de la science, mais devrait conseiller l’ensemble des décisions politiques à partir des connaissances scientifiques. Cette combinaison de deux rôles pour le scientifique en chef est mal avisée pour deux raisons.
D’abord, le texte de loi dénote une incompréhension d’une caractéristique essentielle des scientifiques : leur nécessaire spécialisation. Il n’existe pas de scientifique compétent sur « toute question scientifique ». Par conséquent, une utilisation appropriée de la science pour informer le politique passe par une capacité collective de traiter avec un sain scepticisme les avis de scientifiques lorsqu’ils ne portent pas sur leurs champs de compétence — du spécialiste en mécanique quantique qui se prononce sur les changements climatiques aux sociologues qui mettent en cause l’efficacité des vaccins. En prétendant que le scientifique en chef pourra émettre des « opinions de nature scientifique » sur tous les domaines couverts par la science contemporaine, le projet de loi perpétue le cliché du savant universel.
Ensuite, par son rôle de présidentdirecteur général des FRQ, le scientifique en chef est structurellement mal placé pour émettre des avis scientifiques avec l’indépendance nécessaire. Comme administrateur de la science, il doit faire des démarches auprès du gouvernement pour un meilleur financement de la recherche et pour une meilleure intégration de la science dans différents pans de la société québécoise. Il entretient donc des relations étroites et, on l’espère, cordiales avec l’appareil gouvernemental.
Par ailleurs, la crédibilité d’un conseiller scientifique dépend de sa capacité à émettre des avis qui ne plaisent pas au pouvoir en place sans crainte de représailles. Dans le cas du scientifique en chef, c’est l’ensemble de la communauté scientifique québécoise qui pourrait être impacté négativement advenant une réaction hostile d’un gouvernement.
Le scientifique en chef ne peut donc pas se permettre d’être la voix de la science en toute indépendance. Selon la définition actuelle de la notion d’indépendance, le scientifique en chef est en conflit d’intérêts, car présider le Fonds de recherche requiert une défense des intérêts des chercheurs, alors que pour conseiller le ministre, il doit faire preuve de détachement !
Nous ne sommes pas opposés à l’incorporation du conseil scientifique au projet de loi. Le Québec gagnerait à une prise en compte plus systématique, rigoureuse et transparente d’informations scientifiques dans ses prises de décisions politiques. Si le texte de loi fait fausse route en personnifiant un conseiller scientifique omnipotent, le scientifique en chef serait bien placé pour travailler à une institutionnalisation plus aboutie de la science pour la décision politique. Ceci permettrait, entre autres, d’avoir des projets de loi mieux éclairés…