Le Devoir

Raviver la passion

Le roman rose a beau connaître un regain de popularité au Québec, ce sont les best-sellers anglo-saxons qui volent la vedette

- ANNABELLE CAILLOU CATHERINE LALONDE LE DEVOIR

C’est une nouvelle bibliothèq­ue rose : les romans d’amour explosent dans les palmarès de ventes du Québec. Les livres signés Colleen Hoover, Danielle Steel ou Julia Quinn ont propulsé le genre de

53 %, en littératur­e, au bilan Gaspard 2023. En marge du Salon internatio­nal du livre de Québec, Le Devoir se penche, dans une série de trois articles, sur la romance contempora­ine, qui rallie beaucoup, beaucoup de lectrices, femmes ou filles. Deuxième texte.

Le roman d’amour a beau connaître un regain de popularité au Québec, ce sont toujours les succès de librairie anglo-saxons qui volent la vedette. Pour regagner le coeur des lectrices d’ici, des autrices et des maisons d’édition québécoise­s cherchent de plus en plus à s’éloigner des classiques histoires à l’eau de rose et de la

« Ça fait des années qu’on fait la même chose, les lectrices s’en lassent. Il faut les emmener ailleurs, il faut réinventer la romance avec nos histoires et nos voix québécoise­s », plaide la directrice des Éditions Maison Rose, Rebecca Lecours.

Dans le top 10 des meilleures ventes de livres de romance du bilan Gaspard 2023, les Américaine­s Colleen Hoover, Danielle Steele, Julia Quinn et la Britanniqu­e Hannah Grace prennent toute la place. Seule la Québécoise Amélie Dubois réussit à s’y glisser avec La fois où… j’ai cédé le passage à un éléphant

(Éditeurs réunis). Si on scrute le top 30, on retrouve seulement deux autres autrices d’ici : JoÈve Dupuis en 21e place avec Mères sans surveillan­ce , tome 3

(de Mortagne) et Catherine Bourgault en 26e position avec 30 jours de plus pour te détester (JCL).

Comment expliquer cette fièvre amoureuse pour les romans étrangers ? Pourquoi la romance québécoise suscite moins de frissons ? De l’avis des lectrices consultées par Le Devoir, il y a un manque de diversific­ation des récits sentimenta­ux d’ici.

« J’en prendrais, moi, de la new romance et de la dark romance écrite et faite au Québec ! » s’exclame Élisabeth Desbiens, 36 ans, grande lectrice de romance. « On a beaucoup d’autrices de chick lit, ici, mais ce sont des histoires très terre à terre, avec des mères de famille qui cherchent à nouveau l’amour. Ce n’est pas ce que j’aime », regrette-telle, reconnaiss­ant se tourner vers les romans étrangers.

Dans les rayons de nos librairies, on retrouve surtout des romans québécois à l’eau de rose ou de la chick lit

d’ici. D’un côté, il y a donc ces histoires très fleur bleue dans lesquelles les protagonis­tes surmontent plein d’obstacles avant de trouver l’amour, le vrai. Un style popularisé dans les années 1970 par les éditions Harlequin, mais qui, de l’avis de plusieurs, devient vite redondant.

De l’autre, il y a la chick lit, propulsée dans les années 1990 par les succès du type Le journal de Bridget Jones,

d’Helen Fielding, ou Sex and the City,

de Candace Bushnell. Dans ce registre, le personnage principal est une femme moderne qui raconte les aléas du célibat, du divorce ou de la maternité, qui traverse des conflits amoureux ou amicaux, le tout avec beaucoup d’humour et d’autodérisi­on. La quête amoureuse est donc relayée au second plan, parfois même inexistant­e.

L’amour autrement

Après un pic de popularité en 2020-2021, on ressent un essoufflem­ent. Je ne dirai pas qu’on a fait le tour de Lime et citron, mais il faut se diversifie­r dans le roman sentimenta­l pour tirer notre épingle du jeu.

MARIE-EVE JEANNOTTE

« On est un peu en retard au Québec. La littératur­e sentimenta­le est bien plus variée. Il y a une explosion de nouveaux genres aux États-Unis et en France », soutient Rebecca Lecours des Éditions Maison Rose. Elle a lancé sa maison d’édition en 2022 pour justement offrir un espace de publicatio­n aux autrices de romance qui souhaitent essayer autre chose dans ce créneau. Depuis le milieu des années 1990, la romance s’est segmentée en sous-genres pour répondre aux attentes spécifique­s des lectrices. On trouve de la romance érotique, historique, de la romantasy, ou encore de la dark romance.

Aux Éditions de Mortagne, reconnues pour leur collection Lime et citron, qui compte une cinquantai­ne de romans de chick lit, on cherche aussi à faire plus de place à d’autres genres d’histoires d’amour. « Après un pic de popularité en 2020-2021, on ressent un essoufflem­ent. Je ne dirai pas qu’on a fait le tour de Lime et citron, mais il faut se diversifie­r dans le roman sentimenta­l pour tirer notre épingle du jeu », reconnaît l’éditrice principale, Marie-Eve Jeannotte.

Pour incarner ce renouveau, les Éditions de Mortagne publient cette année de la romance classique, historique et aussi érotique pour la toute première fois.

C’est comme si on disait à mes lectrices qu’elles n’ont pas de goût. C’est insultant. […] Si le public aime, achète et en redemande, ce serait le fun — et normal — qu’on en parle davantage, non ?

AMÉLIE DUBOIS

Même les autrices québécoise­s de chick lit les plus lues cherchent à se réinventer aujourd’hui. « La recette classique, on s’en lasse. Je l’évite dans mes livres, je n’aime pas cette prévisibil­ité de la quête amoureuse et du dénouement évident », confie Amélie Dubois, qui signe la série de succès de librairie Ce qui se passe…

Dans sa dernière série La fois où…, elle s’éloigne volontaire­ment de la chick lit en proposant plutôt de la comédie. Elle y raconte des histoires inspirées de ses voyages, sans forcément parler d’amour.

La faute aux médias ?

Bref, un vent de changement souffle sur la romance d’ici, mais est-ce que ce sera suffisant pour faire remonter les autrices d’ici en haut du palmarès ? Les intervenan­tes du milieu s’entendent : le manque de visibilité dans les médias traditionn­els — qui semblent bouder ce genre littéraire — les dessert beaucoup.

« Je n’ai quasi jamais d’entrevues dans les médias et mes livres ne sont jamais mentionnés dans les titres attendus de la saison. Pourtant, j’ai vendu 600 000 livres depuis le début de ma carrière et je me retrouve dans le palmarès Gaspard », déplore Amélie Dubois.

« Avec l’avènement de la presse à grand tirage et l’essor d’une littératur­e industriel­le, le roman sentimenta­l a été déclassé, beaucoup plus que les autres sous-genres populaires, comme le policier ou la science-fiction », analyse la sociologue Marie-Pier Luneau, qui signe avec Jean-Philippe Warren, L’amour comme un roman. Le roman sentimenta­l au Québec, d’hier à aujourd’hui. « Le fait qu’ils soient massivemen­t destinés aux femmes a fortement contribué à dévalorise­r ces romans, comme si c’était forcément “gnangnan” », ajoute-t-elle.

« C’est comme si on disait à mes lectrices qu’elles n’ont pas de goût. C’est insultant, renchérit Amélie Dubois. […] Si le public aime, achète et en redemande, ce serait le fun — et normal — qu’on en parle davantage, non ? »

Demain : la dark romance, quand le prince n’est pas charmant du tout.

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ILLUSTRATI­ON PIERRE-NICOLAS RIOU

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