Agir avant que ne survienne le pire
Le cinéaste Alex Garland discute de son terrifiant film d’anticipation Civil War, sur une seconde guerre civile américaine
Lee, une photojournaliste, se trouve pour la énième fois de sa carrière en zone de guerre. À la différence que ce conflit-ci se déroule dans son pays : les États-Unis. Déchirée par une deuxième guerre de sécession, la nation est à feu et à sang. Armée de son appareil et d’un badge de presse censé la protéger, Lee entend se rendre à Washington afin d’interviewer le président assiégé. Dans le contexte d’une Amérique post-assaut du Capitole à nouveau tentée d’élire Donald Trump, le film Civil War (Guerre civile) s’avère d’une terrifiante vraisemblance. Rencontre avec son scénariste et réalisateur, Alex Garland.
« Le film est né d’un malaise grandissant que je ressens depuis plusieurs années face à l’état du monde. Ça enflait tellement et devenait si fort, comme un vacarme assourdissant dans ma tête, que c’en était préoccupant. Parce qu’il fallait que ça sorte, ç’a fini par jaillir en un scénario », explique celui qui a écrit les films 28 Days Later (28 jours plus tard) et Sunshine (Les derniers rayons de soleil) pour Danny Boyle, avant de faire le saut comme cinéaste avec Ex Machina.
« Si je suis parfaitement honnête, je dirais qu’au malaise s’ajoutait la colère. Et tout ça s’est cristallisé en un récit. Je savais cependant, dès le départ, que je devais bien ancrer l’histoire, bien la focaliser. Pour atteindre sa cible, il faut viser avec précision, et non tirer dans toutes les directions. Il était donc impératif que je… canalise mon anxiété et ma colère. »
À noter que si l’influence délétère de l’avant-dernier président américain sur le climat social est palpable dans le film, Civil War n’est pas plus prodémocrate que prorépublicain. Le film parle de la guerre dans l’absolu, dénonçant ses ravages, ses absurdités et ses turpitudes, sans choisir un camp.
Parmi la myriade de petits et grands événements à avoir frappé l’imaginaire du cinéaste en amont de l’écriture du film, il y eut cette fois où, à Londres, il vit deux journalistes de la BBC se faire cracher dessus.
« La classe politique, la population en général et certains médias également traitent les journalistes avec une méfiance et une agressivité qui m’inquiètent énormément. Ça contribue à un climat social toxique. »
Des gens fascinants
Le parti pris d’avoir une héroïne photojournaliste a toutefois des racines beaucoup plus profondes que l’agression contre les reporters de la BBC. En effet, le père d’Alex Garland était caricaturiste politique, aussi le cinéaste a-t-il côtoyé toute une faune journalistique dès l’enfance.
« Lee est née de mes observations qui, effectivement, remontent à l’enfance et se poursuivent à ce jour puisque j’ai de nombreux amis dans le domaine, dont des photojournalistes de guerre. Ce sont des gens fascinants, car ils peuvent se montrer tour à tour drôles, puis féroces, condescendants, puis vulnérables, cyniques, puis pleins d’empathie… Et toutes ces caractéristiques qui, au premier abord, peuvent sembler contradictoires s’assemblent en un tout cohérent dès lors qu’on s’attarde à la nature de leur profession. »
De fait, ce que les photojournalistes voient, captent et rapportent, sans pouvoir intervenir, relève souvent de ce que l’humanité a de pire à offrir.
« Exactement. Ce à quoi ils font face… Les informations qu’ils doivent traiter, mentalement, et avec lesquelles ils doivent vivre ensuite : ça peut être terrible. Leur dévotion à leur travail, à leur mission, est par ailleurs totale, et exige volontiers un courage physique hors du commun. D’une certaine façon, je pense que je voulais leur rendre hommage pour ce travail qu’ils accomplissent en notre nom à tous. »
Comme un avertissement
À cet égard, Lee est non seulement témoin du conflit, mais se tient au coeur de celui-ci, nous le faisant vivre avec elle. Certes, Civil War montre un groupe lancé dans un périple à l’issue incertaine, un motif récurrent dans les scénarios d’Alex Garland, mais le film demeure fermement arrimé au point de vue de Lee.
Lee qui, lors d’un échange avec un collègue, y va de cet aveu : « Tu sais, documenter toutes ces guerres à l’étranger, c’était aussi comme un avertissement pour les gens ici, dans l’espoir qu’ils ne commettent pas les mêmes erreurs. »
Or, une bonne partie de la filmographie d’Alex Garland peut être perçue comme une suite, oui, d’avertissements : 28 Days Later se déroule après une pandémie (et, à l’instar de Civil War, fait une mise en garde contre un pouvoir militaire n’ayant plus de comptes à rendre), Ex Machina traite des risques encourus à se laisser séduire par l’intelligence artificielle, Annihilation aborde la crise environnementale sous l’angle des mutations…
Sachant cela, on pourra voir en Lee le personnage le plus personnel d’Alex Garland, voire son alter ego. Suranalyse ?
« Vous ne suranalysez pas, non, admet le principal intéressé. Il y a une forme d’avertissement dans certains de mes films. Cela dit, mes préoccupations et mes craintes sont partagées par plein de monde : je ne suis absolument pas unique ou visionnaire. Toutefois, une chose qui m’a souvent frappé, c’est à quel point nous sommes collectivement capables de voir venir des crises, mais à quel point nous nous révélons ensuite incapables de prendre quelque mesure que ce soit pour les prévenir. »
Faire des films pour prévenir ? Agir avant que ne survienne le pire ? Songeur, Alex Garland conclut : « L’humain a cette prédisposition au déni… Comme si identifier un problème suffisait à le régler. C’est effrayant. »
Un constat qui rend Civil War d’autant plus plausible. Horriblement plausible.
Le film Civil War prend l’affiche le 12 avril. Pour la critique du film, rendez-vous sur nos plateformes numériques.