Le Devoir

Faits divers

- CHRISTIAN RIOUX

Àpartir de quand un fait divers devient-il un fait de société ? On s’entend généraleme­nt pour dire que le premier a beau susciter toute l’émotion du monde, il n’a pas pour autant de significat­ion sociale ou politique. Tous les journalist­es connaissen­t cette citation de Lord Beaverbroo­k : « Un chien mord un homme, c’est un fait divers. Un homme mord un chien, c’est un scoop. » Mais ni l’un ni l’autre ne peut être qualifié de fait de société.

Le meurtre du jeune Shemseddin­e commis la semaine dernière à Viry-Châtillon, au sud de Paris, a, lui, toutes les chances de passer à l’histoire comme un véritable fait de société. D’autant qu’il s’accompagne d’une série d’autres incidents de nature semblable survenus la même semaine. Le jeune homme de 15 ans est décédé de ses blessures après avoir été tabassé à la sortie de son collège par un groupe de jeunes encapuchon­nés dont quatre ont été mis en examen. L’enquête a révélé que deux d’entre eux étaient les grands frères d’une jeune femme qui, selon les mots du procureur, avait eu des échanges avec la victime sur des « sujets relatifs à la sexualité ».

« Craignant pour sa réputation et celle de leur famille, ils avaient enjoint à plusieurs garçons de ne plus entrer en contact avec elle, précisent-ils. Ils avaient ensuite appris que la victime se vantait de pouvoir librement parler avec leur soeur. » L’enquête dira plus précisémen­t ce qu’il en était, mais il apparaît pour l’instant que le seul péché du jeune Shemseddin­e fut de ne pas avoir obtempéré à un diktat moral, clanique et religieux pourtant incompatib­le avec les moeurs françaises.

Deux jours plus tôt, dans le quartier de La Paillade, à Montpellie­r, c’est une jeune fille de 14 ans qui était lynchée, elle aussi à la sortie de son collège. Après avoir été plongée dans un coma artificiel à cause de la gravité de ses blessures, Samara s’en est finalement sortie. Le jour même, sa mère dénonçait un harcèlemen­t de la part d’une camarade qui porte le voile. « Toute la journée, elle la traitait de kouffar [mécréant] […]. Ma fille, elle s’habille à l’européenne. Toute la journée, c’étaient des insultes, on la traitait de kahba [pute]. »

Au grand dam de certaines de ses camarades, Samara se maquillait, se teignait les cheveux, ne se voilait pas et parlait aux garçons. Bref, elle croyait pouvoir vivre en France comme une Française. Erreur ! Sa grand-mère dit avoir vu sur le téléphone de sa petite-fille « un appel au viol pour Samara. Avec des hashtags “appel au couteau” ou encore “on va te tuer” ».

Stupéfacti­on, quelques jours plus tard, la mère se retrouve à la télévision lisant gravement un texte qu’elle n’avait visiblemen­t pas écrit. On y découvre une Samara « pieuse » qui « respectait le ramadan » et faisait « la prière cinq fois par jour ». Alors que l’avocat d’une des suspectes affirme que cette agression n’a aucun caractère religieux, les témoignage­s du quartier confirment que la mère, prise en étau, aurait cédé aux pressions. « Il faut se mettre à sa place, dit une éducatrice. L’affaire va retomber, mais elle, elle va continuer à vivre ici, avec ses enfants. Il n’y aura personne pour les protéger. » L’histoire pourrait s’intituler « Quand la police des moeurs et le communauta­risme islamiste l’emportent sur la République et la citoyennet­é ».

Dans les deux cas, ne sommes-nous pas devant ce qu’il faut bien qualifier de « crimes d’honneur », un concept qui remonte à l’Antiquité et contre lequel s’est courageuse­ment battue l’ancienne ministre jordanienn­e de la Culture Asma Khader ? On le retrouve dans la jurisprude­nce de plusieurs pays musulmans, comme la Jordanie et le Pakistan, où il est considéré comme une circonstan­ce atténuante. Bref, dans ces pays, si vous assassinez votre femme afin de vous venger d’un adultère et de protéger la réputation de la famille, la justice sera plus clémente.

Ces événements illustrent l’affronteme­nt au sein même de ces quartiers de deux codes moraux, deux traditions juridiques, deux systèmes de moeurs, deux modèles des rapports entre les sexes et deux conception­s de la violence légitime. Des conception­s parfaiteme­nt incompatib­les dont l’enjeu principal est aujourd’hui l’école, où se mène une véritable guerre culturelle pour la conquête des jeunes esprits. Les premières victimes en sont d’ailleurs les musulmans eux-mêmes.

Ces drames nous en disent aussi beaucoup sur la significat­ion du voile, ce marqueur civilisati­onnel et prosélyte destiné à « protéger » les femmes des regards de l’homme et à affirmer une identité religieuse dans l’espace public. Déjà, l’anthropolo­gue Claude Lévy-Strauss avait avec délicatess­e qualifié son port d’« impolitess­e » dans le pays de la séduction qui a inventé l’amour courtois. Issu d’une civilisati­on dont la tradition est celle de l’endogamie religieuse, du moins pour les femmes, le voile nous adresse un message clair : ces femmes ne sont pas pour vous ! Le choc culturel est frontal pour une population qui se targue d’être un champion de la liberté sexuelle et des mariages mixtes.

Le croirez-vous ? À 24 ans, Victor Hugo décrivait dans Les Orientales le meurtre par ses frères d’une jeune musulmane. La pauvre avait été furtivemen­t aperçue par un homme alors qu’elle revenait du bain. Son « voile un instant s’est ouvert », écrit le poète, avant que soudain sur son regard s’étende « un voile de trépas ».

Deux siècles plus tard, il s’en est fallu de peu que cela arrive à Samara.

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