La course à la MaisonBlanche est aussi une course à l’argent
Des changements majeurs ont renforcé le rôle démesuré des riches donateurs dans les élections états-uniennes
Rare analyste à avoir entrevu les défaites d’Hillary Clinton face à Barack Obama et à Donald Trump, Marie-Christine Bonzom a couvert sept présidentielles et cinq présidences. À l’invitation du Devoir, elle pose ponctuellement son oeil d’experte sur la campagne présidentielle de 2024.
Le 28 mars, Joe Biden s’est donné en spectacle avec Barack Obama et Bill Clinton sur la scène du Radio City Music Hall pour récolter des fonds auprès du jet-set, posant avec ses prédécesseurs démocrates pour des admirateurs contre la somme de 100 000 $US la photo. Le présidentcandidat a engrangé 26 millions, un butin alors historique pour un événementiel politique.
Mais Donald Trump a vite pulvérisé ce record. Le 6 avril, il a récolté 50,5 millions lors d’une réception dans son luxueux manoir floridien où chaque bienfaiteur qui se fendait d’un chèque de plus de 814 000 $ dînait à la table de l’ex-président.
Il y a fort à parier que la présidentielle 2024 va battre tous les records dans la course à l’argent. C’est que des changements majeurs intervenus depuis 2008 ont renforcé la place écrasante de l’argent dans les élections états-uniennes.
En 2008, Obama ouvre un nouveau chapitre dans l’histoire présidentielle américaine : il est le premier candidat à renoncer au financement public et à ses contraintes, collectant dans le privé un total alors record de 745 millions.
Deux ans après, la Cour suprême autorise la participation financière illimitée d’entités privées à but lucratif ou non. La course aux généreux donateurs connaît soudain encore moins de règles et de contrôles qu’avant.
La collecte de fonds tourne à l’obsession pour les équipes de campagne, y compris pour les candidats eux-mêmes. Obama et son rival républicain Mitt Romney admettent ainsi avoir passé en 2012 plus de temps à solliciter des fonds qu’à rencontrer des électeurs lambda.
Dès son entrée à la Maison-Blanche, en janvier 2017, Trump remplit les papiers nécessaires afin de se présenter pour un second mandat en 2020, ce qui lui permet de continuer à lever des fonds et d’amorcer la campagne permanente.
Une machine à fric
Depuis 2012, tous les candidats des partis démocrate et républicain ont imité Obama en renonçant au financement public. C’est le cas de Biden et de Trump aujourd’hui. À sept mois du scrutin, ces deux candidats que la majorité des Américains rejettent ont déjà amassé plus de 575 millions.
Biden et Trump oblitèrent tous les candidats tiers, indépendants ou de petits partis. Les candidats du duopole dépasseront sans doute les sommes qu’ils avaient réunies en 2020, sommes déjà supérieures à celles de 2016, de 2012 et de 2008. L’argent brassé par les camps démocrate et républicain relève depuis longtemps de l’obscène, surtout dans un pays aux inégalités les plus criantes du monde occidental. D’autant que la plupart des fonds sont versés par quelques centaines de superriches seulement.
Du reste, il n’y a plus de défenseur d’une réforme du financement des campagnes électorales au sein du duopole. Le plus fervent, le sénateur républicain John McCain, est mort en 2018. Son ami démocrate Russ Feingold n’est plus au Congrès.
Aujourd’hui, le coprésident de la campagne de Biden, le nabab hollywoodien Jeffrey Katzenberg, vante « notre machine sans précédent à collecter des fonds ». Mais des grains de sable peuvent parfois se glisser dans la machine à fric qu’est devenue une présidentielle.
En 2016, Bernie Sanders a inauguré une nouvelle manière de financer une campagne, par l’argent privé, certes, mais en priorité de petits donateurs, ceux qui versent 200 dollars ou moins. Idem en 2020. Ce sénateur démocrate est même le seul candidat à avoir inversé le rapport entre petits et gros donateurs dans les recettes d’une campagne présidentielle. En 2016 et 2020, les petits donateurs ont en effet fourni 56 % de ses revenus.
Par ailleurs, le dollar n’est pas toujours tout-puissant. L’argent ne garantit pas l’élection. En 2016, Trump fut élu bien qu’il en ait récolté deux fois moins qu’Hillary Clinton. Aujourd’hui, Biden a plus d’argent que Trump, sans pour autant mener dans les États clés.
Cependant, le rôle des richissimes et des grandes entreprises dans les élections et auprès des élus demeure disproportionné. Ralph Nader, quatre fois candidat tiers à la présidence, me disait : « Bientôt, seuls des milliardaires pourront briguer la Maison-Blanche ! » Rien qu’en 2020, trois milliardaires se sont présentés : Trump, côté républicain, et Tom Steyer et Michael Bloomberg, côté démocrate. À ce jour, Bloomberg est le prétendant à la présidence le plus riche. Il s’était financé luimême à plus de 99 %.
Biden, financé en majorité par de gros donateurs en 2020, fit encore monter les enchères en devenant le premier candidat de l’histoire des présidentielles à récolter plus d’un milliard.
Le coût d’une campagne est si élevé qu’en 2016, Trump et Sanders, les candidats qui incarnaient pourtant une rébellion contre l’establishment, renoncèrent à se présenter en francs-tireurs. « C’est trop cher », expliqua Sanders.
Accès et influence
À cet égard, le choix de colistier fait cette année par l’indépendant Robert Kennedy Jr., qui s’est porté sur Nicole Shanahan, égérie de la Silicon Valley, marque un tournant : pour la première fois, un candidat à la Maison-Blanche nomme carrément un riche donateur comme vice-président potentiel.
Pour tout candidat, l’argent des donateurs paie à peu près tout, de l’équipe de campagne au bal d’investiture en cas d’élection. Il paie notamment les sondages internes commandés par l’équipe, la recherche d’informations compromettantes sur les adversaires, l’armada de juristes déployés partout au pays pour mettre en litige le moindre aspect du processus électoral, les déplacements du candidat et de ses proches ou encore les publicités dont les Américains sont bombardés.
À ce stade, et comme en 2020, les plus gros donateurs de Biden et de Trump sont issus des mêmes secteurs de l’économie : la finance, l’assurance et l’immobilier. Biden est aussi principalement financé par les grands cabinets de juristes et lobbyistes, par Big Tech et le secteur de la communication. Pour Trump, les autres principales sources de financement sont les secteurs du jeu, des mines et de l’énergie.
En échange de leur argent, les gros donateurs, particuliers ou entreprises, attendent un rendement d’investissement qui favorise le secteur économique dans lequel ils évoluent. Certes, les riches donateurs, comme les petits, donnent par conviction politique. Mais si les richissimes donnent autant, c’est qu’ils espèrent deux types de retombées de la part de leur candidat une fois celui-ci élu : accès et influence. D’ailleurs, certains particuliers ou entreprises donnent en même temps à des candidats rivaux.
Il s’agit d’avoir accès aux ministres et aux autres membres de l’équipe du président élu, voire au vice-président et au président eux-mêmes. Les gros donateurs veulent que de cet accès découle une influence sur les mesures adoptées, abandonnées ou bloquées par la Maison-Blanche et ses alliés au Congrès. Le généreux donateur lorgne aussi des postes importants ou prestigieux pour son entourage ou pour lui-même.
Bob Biersack, un ancien responsable de la Commission électorale fédérale, me disait que « les riches donateurs obtiennent effectivement un accès aux plus hauts niveaux du gouvernement ». « Ce que les superriches achètent avec leurs dons, c’est le reflet de leur point de vue dans la pensée de l’exécutif, une fois leur candidat élu », me précisait-il.
En mars dernier, Joe Lieberman, ex-sénateur démocrate devenu indépendant, est mort accidentellement sans avoir pu former le ticket d’union nationale que son mouvement centriste, No Labels, espérait opposer à Biden et Trump. Lieberman, auteur d’un rapport accablant sur les abus dans le financement de la présidentielle de 1996, fut, avec McCain et Feingold, l’un des rares défenseurs d’une réforme visant à assainir les liens entre politique et argent privé. « Les gros donateurs exercent une influence disproportionnée sur notre système politique », déplorait Lieberman, avant d’ajouter : « Ils ont acheté une grande partie de la démocratie américaine. »