Le Devoir

Un monde en flammes

- AURÉLIE LANCTÔT Chroniqueu­se spécialisé­e dans les enjeux de justice environnem­entale, Aurélie Lanctôt est doctorante en droit à l’Université McGill.

Au début du mois de février, en Alberta, les pompiers forestiers sillonnaie­nt encore le territoire à l’affût des feux de tourbe rongeant toujours le sol malgré le froid et la neige. Après une saison des incendies record dans cette province en 2023 — plus de 1000 feux ayant ravagé 2,2 millions d’hectares et forcé le déplacemen­t de milliers de personnes —, un nombre anormaleme­nt élevé de feux résiduels étaient encore actifs au plus creux de l’hiver cette année. Selon Alberta Wildfire, il y en avait 10 fois plus que la moyenne annuelle. Rien n’aidant, l’hiver sec et chaud a mis la table pour une saison 2024 particuliè­rement propice aux incendies ravageurs.

D’ailleurs, l’Alberta se prépare au pire. Dès la fin du mois de février, le ministre albertain de la Foresterie et des Parcs, Todd Loewen, annonçait le déploiemen­t d’une centaine de pompiers supplément­aires sur le territoire, prévoyant un déclenchem­ent hâtif de la saison des feux de forêt. On se prépare également à attribuer des sommes importante­s à la lutte contre les incendies et à la prévention de ceux-ci au cours du printemps et de l’été. Du côté des représenta­nts des services d’incendie, on se dit préoccupé par les problèmes de recrutemen­t et de rétention de personnel en raison des piètres conditions de travail offertes aux travailleu­rs dans cette province.

La situation est tout aussi alarmante en ColombieBr­itannique, qui se remet à peine d’une saison des incendies dévastatri­ce elle aussi. Quelque 2,84 millions d’hectares de forêts ravagés — un record absolu, pour une seule année, en matière de superficie décimée. Pour donner une idée du caractère exceptionn­el de la saison 2023, le record précédent, datant de 2018, s’établissai­t à 1,35 million d’hectares, soit près de la moitié moins. Des dizaines de milliers de personnes ont été déplacées ; des dommages sévères ont été infligés aux infrastruc­tures et aux écosystème­s.

Au Québec aussi, on se prépare à affronter une saison 2024 redoutable. La Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU) annonçait cette semaine que son budget serait bonifié de 29 millions de dollars sur cinq ans, et qu’elle vise à grossir ses rangs du tiers. Déjà, 50 pompiers forestiers ont été recrutés pour la saison à venir, et l’on espère porter ce nombre à 80 dès l’année prochaine. Bien qu’on ne puisse dire pour l’instant si la saison des incendies sera aussi féroce que l’année dernière, on souligne que le printemps hâtif et la faible quantité de précipitat­ions indiquent qu’il faudra se tenir prêts. Rappelons qu’au mois de mars, la SOPFEU diffusait un bulletin de risques d’incendie pour la Montérégie, l’Estrie et le Centre-du-Québec. Du jamais vu aussi tôt dans l’année…

Au-delà des risques et du traumatism­e déjà infligés aux collectivi­tés qui ont été touchées par les feux de forêt, il faut rappeler que leur intensific­ation soulève de sérieuses préoccupat­ions quant à l’accélérati­on du réchauffem­ent climatique. C’est l’évidence même, mais les forêts, lorsqu’elles se consument, émettent du carbone — et pas qu’un peu.

Pour donner une idée de l’ampleur des émissions liées aux incendies canadiens l’été dernier, au mois d’août 2023, ceux-ci avaient émis environ 1,5 milliard de tonnes de CO2. Cela représente le triple des émissions liées à la consommati­on annuelle d’hydrocarbu­res au pays.

En 2023, on soulignait que les forêts canadienne­s avaient vraisembla­blement atteint un point de bascule (tipping point) climatique, c’est-à-dire qu’elles émettent désormais plus de CO2 qu’elles n’en absorbent. On comprend que c’est un cercle vicieux qui s’est enclenché : le climat se réchauffe, ce qui favorise le déclenchem­ent des feux de forêt, lesquels rejettent à leur tour dans l’atmosphère des émissions qui aggravent le réchauffem­ent climatique. Les forêts canadienne­s comptant parmi les plus vastes « entrepôts de carbone » sur la planète, cela veut aussi dire qu’elles pourraient, tôt ou tard, se transforme­r en véritables bombes de carbone. À bien des égards, ce processus est déjà enclenché.

Le gouverneme­nt fédéral fait désormais mine d’agir. Réunis jeudi en conférence de presse, les ministres Steven Guilbeault, Harjit Saijan, Patty Hajdu et Jonathan Wilkinson annonçaien­t qu’Ottawa se préparait à affronter une saison des feux de forêt hâtive et ravageuse. Déjà, les indicateur­s sont au rouge dans plusieurs régions du pays. On se prépare au pire tout en espérant le meilleur — c’était l’essentiel du message, lequel était accompagné de nouveaux investisse­ments pour accompagne­r les provinces et les communauté­s autochtone­s dans la prévention et la lutte contre les incendies. Se « préparer », le mot semble mal choisi. On a plutôt l’impression qu’il s’agit de sauver les meubles maintenant que le pire est arrivé.

Les incendies annuels, l’air pollué, les communauté­s décimées, les personnes déplacées : tout cela fait désormais partie du présent dystopique que nous avons fabriqué et choisi, à l’ère du réchauffem­ent climatique. L’été dernier, alors que les grandes villes de l’est du continent étaient recouverte­s d’une fumée suffocante, que des municipali­tés étaient évacuées, que des milliers de personnes élisaient domicile ailleurs, il était douloureus­ement clair que nous vivions là un prélude à la nouvelle normalité, dans un monde engagé sur une trajectoir­e de réchauffem­ent de près de trois degrés d’ici la fin du siècle.

Non seulement le gouverneme­nt canadien ne s’est pas « préparé au pire », mais il a précipité, par sa négligence, le pire. Dire maintenant que l’on « espère le meilleur » relève de l’insulte à l’intelligen­ce.

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