Le Devoir

Le français québécois, pas pire qu’un autre

- SARAH R. CHAMPAGNE LE DEVOIR

Une vidéo virale qui circule sur les réseaux sociaux fait jaillir des réactions dépassées, selon des linguistes. Car l’accent québécois ne va pas de pair avec une langue inférieure, selon eux, et il faut s’affranchir des injonction­s d’une norme fantasmée. La langue parlée au Québec n’est ni pire ni meilleure que celle de France : c’est une variation, tout simplement, affirment-ils.

Et rebelote : des internaute­s se moquent du parler québécois. Depuis mardi, sur X et sur TikTok, une vidéo du jeune Joël Legendre chantant à l’émission Soirée canadienne à la fin des années 1970 a été commentée par des centaines de personnes. La chanson qu’il interprète est tantôt appelée M’en revenant de Sainte-Hélène ou J’ai vu le loup, le renard, le lièvre. L’enfant d’alors mène de sa voix une foule animée, agissant comme un choeur en écho, qui bat des mains la mesure.

Dans les commentair­es, certaines personnes défendent la langue bien de chez nous, pendant que d’autres la dénigrent sans gêne, allant jusqu’à nier que l’on parle vraiment français en ce coin d’Amérique du Nord. « Ma femme francophon­e (accent parisien parfait) rit chaque fois que les Québécois ouvrent la bouche. Ce n’est pas du français ! » écrit par exemple en anglais un utilisateu­r de X.

Ces réactions n’étonnent pas les linguistes à qui Le Devoir a parlé.

Si ce genre de diffusion en ligne fait rapidement boule de neige ici, c’est d’abord parce que les Québécois ont l’épiderme sensible sur la question linguistiq­ue. On a fait du progrès par rapport à notre insécurité linguistiq­ue, mais ce n’est pas fini, dit la linguiste Julie Auger. Elle cite comme exemple des personnes pour qui adopter les expression­s propres aux Français est le gage d’une langue « plus correcte », quitte à embrasser leurs tics de langage. Un lecteur du Devoir suggérait notamment l’an dernier de remplacer le mot « faque » par « du coup » — ce qu’elle a trouvé « très ironique », se souvient-elle, puisque l’expression est moquée en France.

Quant à ceux qui voudraient ridiculise­r la langue d’ici, leurs messages démontrent une idée préconçue et figée du français, disent ces linguistes qui s’affairent à la déconstrui­re.

« Pourquoi ne pas porter un autre regard sur la langue et en célébrer la diversité et l’adaptabili­té ? » demande d’emblée celle qui est aussi professeur­e titulaire à l’Université de Montréal. « Je ne sais pas pourquoi les humains tiennent à se diviser en catégories et à dévalorise­r les autres. »

Variations sur un même thème

Déjà, le français hexagonal, qu’on prend souvent pour le « bon français », est récent. « On a parlé français ici, en Nouvelle-France, avant que la France dans son entièreté parle français. » À l’époque de la colonie française, au XVIIe siècle, ce n’est qu’autour de Paris et chez la noblesse qu’on parle le français, alors que le bourguigno­n domine en Bourgogne et le picard à Lille, donne-t-elle en exemple.

Il n’y a donc pas de langue unitaire et immuable, au contraire. « Ce qui est considéré comme le “bon français” varie énormément dans l’Histoire. […] On peut ne pas aimer tous les changement­s de la langue, mais si elle ne change pas, elle meurt », dit la spécialist­e. Elle a d’ailleurs participé à un ouvrage collectif intitulé Le français va très bien, merci, qui cherchait à renverser cette vision voulant que le français se meure à cause d’Internet ou de l’influence de l’anglais.

« On revient toujours à cette question. On n’aurait pas le droit de parler une variété de français qui est différent et qui reflète notre histoire ? » analyse quant à lui Wim Remysen, professeur de linguistiq­ue à l’Université de Sherbrooke. Ce sont de « vieux discours dépassés » qui font complèteme­nt abstractio­n du phénomène de variation d’une langue, variations qui existent dans toutes les langues à travers le monde. « On ne demanderai­t pas à un Américain de parler le même anglais qu’un Britanniqu­e, ce n’est pas compliqué ! » ajoute-t-il.

Déjà, au XIXe siècle, il y a eu ce genre de débat autour du French Canadian patois, note-t-il. C’est toujours cette idée qu’il y a quelque chose qui ne va pas avec le français parlé au Québec qui ressurgit, une idée qui a souvent servi à affaiblir ou à minimiser les revendicat­ions pour faire valoir nos droits linguistiq­ues, note M. Remysen. « On a tort de vouloir stigmatise­r ces particular­ités. Au contraire, c’est quelque chose qui fait partie de qui nous sommes. »

La langue française ferait particuliè­rement la belle part aux puristes, selon ces deux professeur­s. « Dans le cas du français, c’est un discours particuliè­rement dominant parce qu’il a toujours eu une hypercentr­alisation de la norme », dit M. Remysen. Dans le cas de l’anglais et de l’espagnol, les anciennes colonies sont devenues plus importante­s que la métropole, et « ce poids démographi­que a facilité un certain affranchis­sement ».

Une question de registres

Au moment même où le premier ministre français, Gabriel Attal, est en visite officielle au Québec et sort sa rhétorique d’apparat, les deux experts appellent aussi à cesser de comparer « des pommes avec des oranges ».

Le réflexe de croire que « les Français ont plus de vocabulair­e » vient souvent du fait que l’on compare les différents registres. « On pense au français des Têtes à claques, mais il faut aussi penser au français de Céline Galipeau. On a tendance à réduire […], mais le français québécois, c’est aussi cet éventail de formes », dit Mme Auger. « Il y a toujours eu une langue familière, la langue de tous les jours, et une langue standard. C’est notamment le rôle de l’école d’amener les enfants à maîtriser le mieux possible cette variété qui donne accès à toutes les profession­s. »

Il est bon de pouvoir communique­r avec les francophon­es ailleurs en francophon­ie et d’avoir accès à la littératur­e ; l’important est donc aussi de savoir passer d’un registre à l’autre en fonction de ses besoins et de la situation, note la linguiste.

Des internaute­s comme Stéphane Venne ne sont pas d’accord, et ils comptent bien le faire savoir. Il a partagé son point de vue sur les réseaux sociaux en tant que « simple citoyen », mais aussi en tant qu’auteur-compositeu­r qui a fait de la langue son matériau artistique. Il appelait ainsi à distinguer l’accent, la « dimension acoustique », de celle de la « compétence langagière », qui comprendra­it la syntaxe, le vocabulair­e et l’élocution.

Pour lui, les critiques à l’égard d’un accent — qu’il soit marseillai­s, normand, parisien ou québécois — sont « tout à fait ridicules ». Ce qui est « plus fondamenta­l » est la maîtrise de la langue ellemême, poursuit-il au téléphone avec Le Devoir. « Si vous avez 60 mots à votre vocabulair­e et qu’une autre collectivi­té en a 600, il y a un déficit », croitil. Les Québécois parlent donc mal, selon lui ? « On n’a pas des siècles de culture et d’éducation. On est une jeune collectivi­té française qui a de l’avenir », se défend l’artiste. « La capacité des gens ordinaires en France, le sport du langage qu’ils maîtrisent, est de loin supérieure », affirme-t-il néanmoins.

Aucune étude ne montre cependant que la variation entre la langue familière et la langue soignée soit plus grande au Québec qu’en France. « On est plutôt dans le domaine des clichés et des stéréotype­s », conclut M. Remysen, qui invite à célébrer notre langue variée.

On a parlé français ici, en NouvelleFr­ance, avant que la France dans son entièreté parle » français

JULIE AUGER

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CAPTURE D'ÉCRAN X Joël Legendre chantant à l’émission Soirée canadienne à la fin des années 1970

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