Le Devoir

Ottawa doit jouer au funambule

- CLÉMENCE PAVIC

ÀOttawa, la ministre des Finances, Chrystia Freeland, doit jouer au funambule. Son gouverneme­nt doit à la fois composer avec la volonté de répondre présent sur des thèmes tels que le logement et la défense et calmer les inquiétude­s des Canadiens concernant les déficits. Points de vue de trois experts, à l’aube du dépôt du budget fédéral, qui sera dévoilé mardi.

Depuis plusieurs jours, le premier ministre Justin Trudeau et la ministre Freeland sont en tournée à travers le pays pour distiller certaines des mesures qui se trouveront dans le budget de la semaine prochaine.

Au total, pas moins de 18,9 milliards ont été annoncés jusqu’à maintenant, notamment pour des mesures touchant la défense (7,9 milliards), le logement (6,9 milliards) ou encore l’intelligen­ce artificiel­le (2,4 milliards).

« Ce sont des programmes qui sont intéressan­ts, peut-être importants. Mais le défi, c’est : est-ce qu’on a les revenus pour maintenir toutes ces dépenses ? » demande Pedro Antunes, économiste en chef du Conference Board du Canada.

À moins que le gouverneme­nt fasse des compressio­ns à certains endroits ou trouve une façon d’augmenter ses revenus, « il est possible que les déficits soient plus importants que ce qui était prévu », indique Luc Godbout, titulaire de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques à l’Université de Sherbrooke.

C’est aussi le constat qui ressort d’un rapport du Directeur parlementa­ire du budget (DPB) publié en mars dernier. Selon les estimation­s du chien de garde des finances publiques fédérales, le déficit devrait s’établir à 46,8 milliards de dollars pour l’exercice financier 2023-2024 — plutôt qu’à 40 milliards comme l’a annoncé Ottawa dans son énoncé économique de l’automne.

Et pour l’année 2024-2025, le déficit devrait se situer autour de 40,8 milliards de dollars, selon le DPB — au lieu du niveau de 38,4 milliards de dollars anticipé par le gouverneme­nt.

Pour l’économiste Emna Braham, directrice générale de l’Institut du Québec (IDQ), le gouverneme­nt fédéral est face à un double défi : celui de « faire preuve de discipline budgétaire en même temps d’investir pour augmenter sa productivi­té et sa croissance ».

L’objectif de l’équilibre

Selon un récent sondage de l’institut Angus Reid, dévoilé cette semaine, l’accumulati­on des déficits serait une inquiétude pour une majorité de Canadiens. Près de trois Canadiens sur cinq (59 %) estiment que les dépenses fédérales sont devenues trop importante­s et que des compressio­ns étaient de mise, selon le coup de sonde.

Depuis leur arrivée au pouvoir, il y a bientôt dix ans, les libéraux n’ont jamais présenté un plan de retour à l’équilibre budgétaire. Avant eux, les conservate­urs avaient, eux aussi, traîné des déficits, à la suite de la crise économique de 2008.

« Je reste quand même convaincu qu’un déficit [annuel] de moins de 5 % du produit intérieur brut, ce n’est pas énorme. Donc on n’a pas à s’inquiéter », soutient le fiscaliste Luc Godbout.

« Sauf que quand il n’y a pas de raisons conjonctur­elles au déficit — comme la pandémie —, on devrait quand même viser l’équilibre. Quand on fait de nouvelles annonces et qu’on veut un interventi­onnisme accru, ça devrait aller de pair avec un financemen­t adéquat. »

M. Antunes estime lui aussi qu’« on devrait quand même viser l’équilibre, sinon à court terme, au moins à moyen terme ». Car « les déficits ajoutent à la dette, qui entraîne des paiements d’intérêts, qui enlèvent eux-mêmes à notre marge de manoeuvre », note-t-il. « Le gouverneme­nt va-t-il être en mesure de ficeler le tout pour maintenir son objectif de continuer à réduire la dette en ratio du produit intérieur brut ? » lance l’économiste.

En 2022-2023, la dette fédérale se situait à 42 % du produit intérieur brut du pays, et elle devrait baisser à 39 % en 2028-2029. Sur la même période, les frais de la dette publique devraient quant à eux passer de 8 % à 11 % des revenus du gouverneme­nt.

Des pressions à venir

Même si le Canada demeure dans une situation budgétaire « relativeme­nt avantageus­e par rapport aux autres pays développés », sa position financière favorable « s’est dégradée à la suite de la pandémie », note Mme Braham. Or, de nouvelles pressions financière­s planent.

« Dans le dernier budget, le fédéral ne prenait pas pleinement en compte plusieurs dépenses additionne­lles à venir, notamment les coûts de santé assumés par les provinces, qui vont augmenter à moyen terme », fait-elle valoir.

Parmi les autres dépenses additionne­lles à venir : le coût réel des nouveaux programmes de frais de garde et de soins dentaires, mais aussi la mise en oeuvre de l’assurance médicament­s.

Ces incertitud­es liées aux programmes partagés se répercuter­ont non seulement sur les finances du fédéral, mais potentiell­ement aussi sur celles des provinces, notamment du Québec, note la directrice générale de l’IDQ.

« Comme le fédéral n’a pas pris d’engagement de financemen­t formel à long terme pour ces programmes, le risque est que le Québec doive assumer une partie des coûts liés dans le cas où le fédéral déciderait de réduire sa contributi­on ou de ne pas la faire évoluer pour couvrir pleinement les coûts réels », fait-elle valoir.

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