Le Devoir

Temples ouverts à tous ou forteresse­s assiégées ?

Les bibliothèq­ues publiques n’évoluent pas en marge du chaos social : celui-ci frappe à leurs portes, elles qui doivent composer avec de nouvelles clientèles

- ANDRÉ LAVOIE

L’image est frappante. Quiconque pénètre dans la bibliothèq­ue du Millénaire de Winnipeg doit se soumettre à une fouille de son sac, s’il en a un, par des gardiens de sécurité, ainsi qu’au détecteur de métal. On a l’impression d’être à l’aéroport… Tout cela a été mis en place après le meurtre de Tyree Cayer, 28 ans, le 11 décembre 2022. La bibliothèq­ue du Millénaire (ou Millenium Library) a dû revoir ses mesures de sécurité pour apaiser les craintes du personnel, qui croyait avoir tout vu en matière de comporteme­nts déplacés.

Car il suffit de se promener à l’intérieur, et autour, de la bibliothèq­ue pour comprendre à quel point la clientèle y est diversifié­e, certains usagers la considéran­t comme un temple, d’autres comme un refuge. Et il est parfois vital de s’y abriter pour contrer le froid de l’hiver manitobain, et surtout l’isolement, que partagent itinérants et toxicomane­s.

L’adresse est connue des population­s marginalis­ées des environs, à tel point que la Ville de Winnipeg a mis en place en avril 2022 un carrefour où des travailleu­rs sociaux offrent conseils, réconfort… et effectuent quelques interventi­ons plus musclées. Le service Connexions communauta­ires (Community Connection­s), situé à l’entrée de la bibliothèq­ue du Millénaire, accueille tout un chacun avec le sourire, comme a pu le constater Le Devoir lors de son passage l’hiver dernier.

Or, l’endroit traverse une période difficile. Le service des communicat­ions de la municipali­té a d’ailleurs décliné les demandes d’entrevues du Devoir, dont celle auprès de Connexions communauta­ires. Car son existence est remise en question, certains élus municipaux considéran­t que c’est au gouverneme­nt provincial d’assurer ce service. Le contexte actuel de restrictio­ns budgétaire­s affecte même la bibliothèq­ue, qui pourrait devoir réduire ses heures d’ouverture à certains moments de l’année.

Les incidents y ont baissé de 29 % en un an, passant de 264 en 2022 à 187 en 2023, mais le niveau de fréquentat­ion a subi plusieurs fluctuatio­ns. En novembre 2022, 51 551 personnes avaient franchi le seuil de la bibliothèq­ue, contre 40 209 en décembre 2023. Dans un rapport de la Ville de Winnipeg dont sont tirés ces chiffres, on admet que la reconquête du public sera longue.

Pour plusieurs, priver les usagers de Connexions communauta­ires ou imposer des fermetures partielles n’est pas la solution. C’est l’avis de Joe Curnow, militante au sein de Millenium 4 All, un groupe citoyen créé en 2019 lorsque le détecteur de métal fut installé une première fois avant d’être démantelé l’année suivante. L’approche sécuritair­e va selon elle à l’encontre de la mission des bibliothèq­ues.

« Voir des agents de sécurité jouer sur leur téléphone alors que cette bibliothèq­ue manque de personnel, c’est choquant », s’indigne Joe Curnow, également professeur­e associée à la Faculté d’éducation de l’Université du Manitoba. « Si la Ville est déterminée à protéger le personnel et les usagers, les employés ne devraient pas être si peu nombreux à chaque étage. »

Alors que la question de la présence des travailleu­rs sociaux dans les bibliothèq­ues fait surface au Canada, la militante demeure convaincue que celleci est essentiell­e. « Ils peuvent soutenir la clientèle, composée aussi de personnes pauvres et d’immigrants, tout en aidant le personnel à tisser des liens avec eux. »

Originaire de Winnipeg, Marie-Pier Rivest habite maintenant au NouveauBru­nswick, et elle s’intéresse à l’intégratio­n de ces nouveaux employés. Pour cette professeur­e agrégée en travail social à l’Université de Moncton, le malaise provient parfois des employés qui doivent composer avec des clientèles pour lesquelles ils n’ont pas été formés.

L’image de la bibliothèq­ue silencieus­e et ordonnée ne résiste pas à ses analyses. « Le concept de “clientèles difficiles” est présent dans la littératur­e depuis les années 1970, souligne Marie-Pier Rivest. Ce n’est pas, donc, une problémati­que nouvelle, d’autant plus que les bibliothèq­ues sont des endroits où l’on peut passer la journée sans rien acheter, et où l’on n’attend rien de vous. Cela attire des gens qui se sentent exclus partout ailleurs. » Un travailleu­r social au sein de la bibliothèq­ue publique pourrait ainsi favoriser leur intégratio­n.

« Son rôle doit être adapté au profil de chaque bibliothèq­ue et de sa communauté », explique celle qui a mené une série d’entrevues avec des travailleu­rs sociaux évoluant dans ce lieu, d’un bout à l’autre du Canada. « En ce moment, on voit beaucoup de projets pilotes, et certains sont en bonne voie d’être pérennisés. »

Du Manitoba au Québec

Le milieu documentai­re québécois se trouve devant d’autres défis. Selon l’Associatio­n des bibliothèq­ues publiques du Québec et le Réseau BIBLIO du Québec, en 2019, il manquait 1316 employés, dont 689 technicien­s et 429 bibliothéc­aires. D’où le dilemme des organismes chargés de gérer les bibliothèq­ues face aux travailleu­rs sociaux.

Dans ce contexte, la Ville de Drummondvi­lle fait figure d’élève modèle… Ouverte en 2017, la nouvelle bibliothèq­ue du centre-ville a vu sa fréquentat­ion exploser. La pandémie et l’augmentati­on de l’itinérance ont aussi frappé à sa porte. « Les responsabl­es cherchaien­t un partenaire pour danser, et nous avons accepté de danser avec eux ! » dit en rigolant Francis Lacharité, directeur général de La Piaule, une organisati­on apportant soutien et réconfort, entre autres grâce à la présence de travailleu­rs de rue.

Parmi ces travailleu­rs de rue, l’une passe beaucoup de temps à cette bibliothèq­ue, tissant des liens avec des usagers désorganis­és, qu’elle peut accompagne­r pour les rendez-vous médicaux ou la recherche d’un logement. « Notre rôle est celui d’un médiateur social, précise Francis Lacharité. Notre présence doit aider à la cohabitati­on entre usagers. Par exemple, des itinérants passaient l’après-midi à dormir. Nous avons opté pour une approche en douceur, car un réveil brutal peut les mettre en colère, et ça fonctionne. »

« On ne réveille pas les gens par plaisir, mais pour s’assurer qu’ils vont bien », affirme pour sa part Jennifer Fournier, cheffe du service de l’accueil et de l’accessibil­ité à Bibliothèq­ue et Archives nationales du Québec (BAnQ). Avec sa collègue Marie-Pierre Gadoua, coordonnat­rice de la médiation sociale et de l’action culturelle, elles constatent les nombreux défis qui se présentent à la Grande Bibliothèq­ue de Montréal, « là où passent de 4000 à 5000 personnes par jour », souligne Mme Gadoua.

Les incidents en ce lieu ont parfois fait les manchettes, mais on compte sur la présence d’un intervenan­t social dans le cadre d’un projet pilote rendu possible grâce à un soutien du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale. Les deux collègues de BAnQ précisent que l’institutio­n n’a pas attendu ce coup de pouce pour tisser des liens avec les organismes des environs, comme La Maison du Père ou le journal L’Itinéraire, développer des initiative­s pour mobiliser les jeunes ou faciliter l’abonnement pour des gens sans domicile fixe.

« J’ai rencontré beaucoup de personnes itinérante­s pour leur demander ce qu’elles recherchen­t à la Grande Bibliothèq­ue et ce qui les irrite, affirme Marie-Pierre Gadoua. Plusieurs s’y sentent comme des citoyens à part entière, d’autres y recherchen­t la tranquilli­té ou souhaitent simplement plus de temps pour visionner des films qui durent plus de deux heures ! » L’organisati­on physique des lieux a aussi une incidence sur les comporteme­nts, la dispositio­n des postes informatiq­ues par exemple. « Nous faisons beaucoup d’interventi­ons dans ce secteur, souligne Jennifer Fournier. Nos observatio­ns prouvent qu’ils sont un peu trop près l’un de l’autre. Les espacer va réduire les tensions. »

De retour à Winnipeg, Joe Curnow demeure convaincue que la solution pour rendre sécuritair­e et accueillan­te la bibliothèq­ue publique, et pas seulement la bibliothèq­ue du Millénaire, passe par l’augmentati­on du personnel qualifié, et de travailleu­rs sociaux. « Toutes les recherches le prouvent. Une diversité d’employés envoie un message puissant aux usagers : peu importe votre âge ou vos origines, vous êtes le bienvenu à la bibliothèq­ue. »

Le concept de “clientèles difficiles” est présent dans la littératur­e depuis les années 1970. Ce n’est pas, donc, une problémati­que nouvelle, d’autant plus que les bibliothèq­ues sont des endroits où l’on peut passer la journée sans rien acheter, et où l’on n’attend rien de vous. Cela attire des gens qui se sentent exclus partout ailleurs.

MARIE-PIER RIVEST

 ?? VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR L’Itinéraire, ?? La Grande Bibliothèq­ue de Montréal tisse des liens avec les organismes des environs, comme La Maison du Père ou le journal développe des initiative­s pour mobiliser les jeunes et facilite l’abonnement pour des gens sans domicile fixe. Grâce à un projet pilote, un intervenan­t social est désormais également sur place.
VALÉRIAN MAZATAUD LE DEVOIR L’Itinéraire, La Grande Bibliothèq­ue de Montréal tisse des liens avec les organismes des environs, comme La Maison du Père ou le journal développe des initiative­s pour mobiliser les jeunes et facilite l’abonnement pour des gens sans domicile fixe. Grâce à un projet pilote, un intervenan­t social est désormais également sur place.

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