Temples ouverts à tous ou forteresses assiégées ?
Les bibliothèques publiques n’évoluent pas en marge du chaos social : celui-ci frappe à leurs portes, elles qui doivent composer avec de nouvelles clientèles
L’image est frappante. Quiconque pénètre dans la bibliothèque du Millénaire de Winnipeg doit se soumettre à une fouille de son sac, s’il en a un, par des gardiens de sécurité, ainsi qu’au détecteur de métal. On a l’impression d’être à l’aéroport… Tout cela a été mis en place après le meurtre de Tyree Cayer, 28 ans, le 11 décembre 2022. La bibliothèque du Millénaire (ou Millenium Library) a dû revoir ses mesures de sécurité pour apaiser les craintes du personnel, qui croyait avoir tout vu en matière de comportements déplacés.
Car il suffit de se promener à l’intérieur, et autour, de la bibliothèque pour comprendre à quel point la clientèle y est diversifiée, certains usagers la considérant comme un temple, d’autres comme un refuge. Et il est parfois vital de s’y abriter pour contrer le froid de l’hiver manitobain, et surtout l’isolement, que partagent itinérants et toxicomanes.
L’adresse est connue des populations marginalisées des environs, à tel point que la Ville de Winnipeg a mis en place en avril 2022 un carrefour où des travailleurs sociaux offrent conseils, réconfort… et effectuent quelques interventions plus musclées. Le service Connexions communautaires (Community Connections), situé à l’entrée de la bibliothèque du Millénaire, accueille tout un chacun avec le sourire, comme a pu le constater Le Devoir lors de son passage l’hiver dernier.
Or, l’endroit traverse une période difficile. Le service des communications de la municipalité a d’ailleurs décliné les demandes d’entrevues du Devoir, dont celle auprès de Connexions communautaires. Car son existence est remise en question, certains élus municipaux considérant que c’est au gouvernement provincial d’assurer ce service. Le contexte actuel de restrictions budgétaires affecte même la bibliothèque, qui pourrait devoir réduire ses heures d’ouverture à certains moments de l’année.
Les incidents y ont baissé de 29 % en un an, passant de 264 en 2022 à 187 en 2023, mais le niveau de fréquentation a subi plusieurs fluctuations. En novembre 2022, 51 551 personnes avaient franchi le seuil de la bibliothèque, contre 40 209 en décembre 2023. Dans un rapport de la Ville de Winnipeg dont sont tirés ces chiffres, on admet que la reconquête du public sera longue.
Pour plusieurs, priver les usagers de Connexions communautaires ou imposer des fermetures partielles n’est pas la solution. C’est l’avis de Joe Curnow, militante au sein de Millenium 4 All, un groupe citoyen créé en 2019 lorsque le détecteur de métal fut installé une première fois avant d’être démantelé l’année suivante. L’approche sécuritaire va selon elle à l’encontre de la mission des bibliothèques.
« Voir des agents de sécurité jouer sur leur téléphone alors que cette bibliothèque manque de personnel, c’est choquant », s’indigne Joe Curnow, également professeure associée à la Faculté d’éducation de l’Université du Manitoba. « Si la Ville est déterminée à protéger le personnel et les usagers, les employés ne devraient pas être si peu nombreux à chaque étage. »
Alors que la question de la présence des travailleurs sociaux dans les bibliothèques fait surface au Canada, la militante demeure convaincue que celleci est essentielle. « Ils peuvent soutenir la clientèle, composée aussi de personnes pauvres et d’immigrants, tout en aidant le personnel à tisser des liens avec eux. »
Originaire de Winnipeg, Marie-Pier Rivest habite maintenant au NouveauBrunswick, et elle s’intéresse à l’intégration de ces nouveaux employés. Pour cette professeure agrégée en travail social à l’Université de Moncton, le malaise provient parfois des employés qui doivent composer avec des clientèles pour lesquelles ils n’ont pas été formés.
L’image de la bibliothèque silencieuse et ordonnée ne résiste pas à ses analyses. « Le concept de “clientèles difficiles” est présent dans la littérature depuis les années 1970, souligne Marie-Pier Rivest. Ce n’est pas, donc, une problématique nouvelle, d’autant plus que les bibliothèques sont des endroits où l’on peut passer la journée sans rien acheter, et où l’on n’attend rien de vous. Cela attire des gens qui se sentent exclus partout ailleurs. » Un travailleur social au sein de la bibliothèque publique pourrait ainsi favoriser leur intégration.
« Son rôle doit être adapté au profil de chaque bibliothèque et de sa communauté », explique celle qui a mené une série d’entrevues avec des travailleurs sociaux évoluant dans ce lieu, d’un bout à l’autre du Canada. « En ce moment, on voit beaucoup de projets pilotes, et certains sont en bonne voie d’être pérennisés. »
Du Manitoba au Québec
Le milieu documentaire québécois se trouve devant d’autres défis. Selon l’Association des bibliothèques publiques du Québec et le Réseau BIBLIO du Québec, en 2019, il manquait 1316 employés, dont 689 techniciens et 429 bibliothécaires. D’où le dilemme des organismes chargés de gérer les bibliothèques face aux travailleurs sociaux.
Dans ce contexte, la Ville de Drummondville fait figure d’élève modèle… Ouverte en 2017, la nouvelle bibliothèque du centre-ville a vu sa fréquentation exploser. La pandémie et l’augmentation de l’itinérance ont aussi frappé à sa porte. « Les responsables cherchaient un partenaire pour danser, et nous avons accepté de danser avec eux ! » dit en rigolant Francis Lacharité, directeur général de La Piaule, une organisation apportant soutien et réconfort, entre autres grâce à la présence de travailleurs de rue.
Parmi ces travailleurs de rue, l’une passe beaucoup de temps à cette bibliothèque, tissant des liens avec des usagers désorganisés, qu’elle peut accompagner pour les rendez-vous médicaux ou la recherche d’un logement. « Notre rôle est celui d’un médiateur social, précise Francis Lacharité. Notre présence doit aider à la cohabitation entre usagers. Par exemple, des itinérants passaient l’après-midi à dormir. Nous avons opté pour une approche en douceur, car un réveil brutal peut les mettre en colère, et ça fonctionne. »
« On ne réveille pas les gens par plaisir, mais pour s’assurer qu’ils vont bien », affirme pour sa part Jennifer Fournier, cheffe du service de l’accueil et de l’accessibilité à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Avec sa collègue Marie-Pierre Gadoua, coordonnatrice de la médiation sociale et de l’action culturelle, elles constatent les nombreux défis qui se présentent à la Grande Bibliothèque de Montréal, « là où passent de 4000 à 5000 personnes par jour », souligne Mme Gadoua.
Les incidents en ce lieu ont parfois fait les manchettes, mais on compte sur la présence d’un intervenant social dans le cadre d’un projet pilote rendu possible grâce à un soutien du ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale. Les deux collègues de BAnQ précisent que l’institution n’a pas attendu ce coup de pouce pour tisser des liens avec les organismes des environs, comme La Maison du Père ou le journal L’Itinéraire, développer des initiatives pour mobiliser les jeunes ou faciliter l’abonnement pour des gens sans domicile fixe.
« J’ai rencontré beaucoup de personnes itinérantes pour leur demander ce qu’elles recherchent à la Grande Bibliothèque et ce qui les irrite, affirme Marie-Pierre Gadoua. Plusieurs s’y sentent comme des citoyens à part entière, d’autres y recherchent la tranquillité ou souhaitent simplement plus de temps pour visionner des films qui durent plus de deux heures ! » L’organisation physique des lieux a aussi une incidence sur les comportements, la disposition des postes informatiques par exemple. « Nous faisons beaucoup d’interventions dans ce secteur, souligne Jennifer Fournier. Nos observations prouvent qu’ils sont un peu trop près l’un de l’autre. Les espacer va réduire les tensions. »
De retour à Winnipeg, Joe Curnow demeure convaincue que la solution pour rendre sécuritaire et accueillante la bibliothèque publique, et pas seulement la bibliothèque du Millénaire, passe par l’augmentation du personnel qualifié, et de travailleurs sociaux. « Toutes les recherches le prouvent. Une diversité d’employés envoie un message puissant aux usagers : peu importe votre âge ou vos origines, vous êtes le bienvenu à la bibliothèque. »
Le concept de “clientèles difficiles” est présent dans la littérature depuis les années 1970. Ce n’est pas, donc, une problématique nouvelle, d’autant plus que les bibliothèques sont des endroits où l’on peut passer la journée sans rien acheter, et où l’on n’attend rien de vous. Cela attire des gens qui se sentent exclus partout ailleurs.
MARIE-PIER RIVEST