Le Devoir

Rien ne va plus dans le pré

- LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCY

Que reste-t-il à espérer quand on a coupé dans le gras, puis dans la chair et qu’on sait maintenant qu’il faudra, à moins d’un miracle, passer à l’os ? C’est le dilemme existentie­l qui taraude le milieu agricole québécois, dont la colère monte ces jours-ci en écho à celles qui embrasent déjà l’Europe. Leurs slogans chocs donnent la mesure d’une indignatio­n dont il faut prendre acte. « Notre fin sera votre faim », lit-on. « L’agricultur­e, enfant, on en rêve ; adulte, on en crève », déchiffre-t-on sur une autre. Plus loin, une boutade rappelle l’amertume du « Ça va bien aller » pandémique, depuis conspué : « Ça fait deux ans que je n’ai pas pris de vacances, mais tout va bien ». Vraiment ?

En vérité, rien ne va plus dans le pré. Notre milieu nourricier doit composer avec moins de 1 % du budget québécois pour 8 millions de bouches à nourrir. Difficile de faire des enfants forts avec des subvention­s directes faméliques. À 5 %, le Québec est loin de la moyenne des pays de l’OCDE (11 %) et des faramineux 50 % accordés par des pays au climat semblable au nôtre, comme la Norvège ou l’Islande.

Cette fragilité n’a pas fleuri ce printemps, bien sûr. Il y a un an quasi jour pour jour, on s’inquiétait déjà en éditorial du sort réservé à nos « agriculteu­rs qui en arrachent ». On y notait au passage un chiffre proprement ahurissant : le tiers craignait alors « ne pas être en mesure de couvrir [ses] obligation­s financière­s ».

Le pire survient parfois. Les revenus nets des fermes québécoise­s ont continué de chuter malgré les avertissem­ents. Amputés d’un douloureux 50 % en 2023, ils devraient dégringole­r, selon les prévisions actuelles, d’un cruel 86 % en 2024. Ce n’est plus de viabilité dont il convient de s’inquiéter avec un effondreme­nt pareil, mais de survivance.

On a connu d’autres poussées de fièvre : tantôt c’était le lait qui tournait en eau de boudin, tantôt c’était le poulet qui piquait du nez ou le maraîcher qui buvait la tasse. Chaque fois, on accusait le coup et on adaptait nos actions à la pièce. C’est différent cette fois. La crise est globale, multifacto­rielle et tout le monde souffre en même temps.

Hausse inconsidér­ée des coûts de production, inflation galopante, paperasse en explosion, relève fragilisée, surmenage, détresse psychologi­que, main-d’oeuvre en casse-tête insoluble, pression indue sur des terres agricoles aux prix partis en vrille, normes internatio­nales déloyales, etc. Le contexte est devenu si explosif qu’il ne permet plus le moindre risque. Certains réduisent ainsi la voilure, d’autres se replient sur des valeurs sûres. Quand ils ne jettent pas l’éponge.

Notre garde-manger est déjà frugal et mal balancé : le réduire et l’appauvrir ainsi ne peut que l’asphyxier davantage. Notre modèle « en silo » — dont les principaux leviers se basent sur la réaction, l’intensific­ation et la concentrat­ion — est devenu insoutenab­le. Quand on sait ce qui nous pend au bout du nez avec la crise climatique, c’est même une tragédie.

Selon la COP28, la vitalité du modèle agricole de demain repose sur l’agilité de la ferme moyenne. C’est aussi l’avis de l’Institut Jean-Garon, qui s’inquiète de constater que c’est justement la ferme moyenne qui est « la grande perdante de cette fuite en avant ». Tout cela alors qu’on devrait plutôt être en train de mettre les bouchées doubles pour sécuriser notre souveraine­té alimentair­e et développer des modèles parallèles.

Les Québécois auront leur part du chemin à faire. Il y a du beau et du bon dans l’agricultur­e québécoise, dans sa saisonnali­té, dans sa qualité aussi. Mais le sursaut en faveur des aliments locaux durant la pandémie a fait long feu. Son recul fait aujourd’hui très mal.

Une chance que le ministre de l’Agricultur­e n’a pas fait de surplace dans l’intervalle. Sa réforme et ses consultati­ons ont le mérite de poser les bonnes questions, même celles qui fâchent. Luxe s’il en est un, André Lamontagne n’a même plus à défendre l’indéfendab­le. Son gouverneme­nt a fini par prononcer les mots « en crise », qu’il s’interdisai­t de dire.

Lui reste maintenant à convaincre son chef que son ministère, si frugalemen­t doté, mérite mieux, et à discuter avec Ottawa pour les portions qui le concernent. Certes, un fonds d’urgence prêt à être activé et l’accompagne­ment immédiat et personnali­sé de plus de 2600 entreprise­s jugées hautement à risque font bonne figure dans son arsenal. Mais la bataille commande plus. L’Union des producteur­s agricoles réclame carrément un « bouclier financier agricole ». L’idée séduit : un plafonneme­nt est essentiel si l’on veut que nos quelque 30 000 entreprise­s agricoles passent au travers du danger immédiat.

Mais ce n’est qu’une étape, la suite sera plus capitale encore. Tout devra être remis en question : les quotas, les normes, les modèles, la maind’oeuvre, la paperasse, la propriété, la soutenabil­ité, alouette ! Nourrir notre monde n’est pas une tocade, c’est une nécessité. Un ravalement de façade ne suffira pas. C’est là un projet de société — économique, mais aussi identitair­e — à part entière.

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