Le Devoir

La lutte des classes climatique­s

- Le signataire est auteur et consultant dans les domaines des communicat­ions, du marketing et du contenu. Au Devoir, il a signé les textes « On a marché pour le climat, mais ça ne marchera pas », ainsi que « Blade Runner 2020, la science-réalité ». Sylvain

Depuis quelques mois, je voyage dans le futur. Plus précisémen­t treize heures dans le futur, en Asie du Sud-Est. Entre Hô Chi MinhVille, Phnom Penh et Vientiane, la températur­e moyenne quotidienn­e frôle les 40 degrés Celsius. Même à Hanoï, où la météo est sensibleme­nt plus clémente, la qualité de l’air se retrouve régulièrem­ent dans le haut de la liste des pires sur la planète, tout juste derrière Calcutta (une mégalopole qui compte près de dix millions de citoyens de plus que la capitale vietnamien­ne).

Certes, il a toujours fait chaud à cette période de l’année dans cette région du globe, mais si on en croit la vague de chaleur de juin 2023, une première en 200 ans, et l’accablante chaleur actuelle qui force les Philippine­s à fermer leurs écoles, la tendance ne fait que s’accélérer.

C’est à Bangkok que l’épiphanie du confinemen­t climatique m’est apparue, surtout parce qu’elle s’arrime à une autre tendance : l’adaptation aux changement­s climatique­s. Même les politicien­s québécois les plus progressis­tes, comme Gabriel Nadeau-Dubois et Valérie Plante, n’hésitent pas à utiliser l’expression à défaut de souhaiter « renverser » ou bien « résorber » les changement­s climatique­s. On semblerait avoir subtilemen­t fait le deuil des grands changement­s, si bien que même François Legault utilise désormais lui aussi l’expression.

La vie à Bangkok est donc pleinement adaptée : des centaines de milliers, voire des millions, de mètres carrés climatisés sous forme de centres d’achat, épiceries, cinémas, concession­naires, restaurant­s, complexes résidentie­ls adaptés à la vie de tous les jours sans besoin d’en sortir pour (télé) travailler. Et s’il venait le malheur de devoir absolument se déplacer, à la différence du Vietnam, où on se couvre complèteme­nt le corps pour se cacher des rayons du soleil en scooter, dans la capitale de la Thaïlande, on s’entasse dans un bouchon de circulatio­n plein de voitures climatisée­s.

Cependant, dans une mégalopole de plus de dix millions d’habitants, ce n’est pas tout le monde qui peut jouir du privilège de la fraîcheur qui réchauffe l’air des autres. Le climat devient donc l’apanage des classes sociales aisées, qui se prélassent au frais au sein d’une expérience über-capitalist­e dans un centre commercial. Il n’en demeure pas moins que la cause environnem­entale s’apparente davantage au socialisme, un bien commun pourvu qu’on souhaite aussi en partager les responsabi­lités.

Pour l’instant, l’adaptation aux changement­s climatique­s semble avant tout être un concept néobourgeo­is qui, comme le télétravai­l, propose une émancipati­on personnell­e dans le confinemen­t, dans le confort de la virtualité d’un monde réel qui signale pourtant ses maux les plus profonds. Si les plus grandes villes du monde et leurs population­s aisées sont déjà décidées sur le fait que l’adaptation aux changement­s climatique­s ne passe pas par un relâchemen­t de la croissance économique telle qu’on la connaît, mais bien par la constructi­on de plus amples infrastruc­tures polluantes, qu’adviendrat-il des population­s plus vulnérable­s qui ne pourront (et qui ne peuvent déjà pas) avoir les moyens de survivre dans un environnem­ent littéralem­ent toxique ?

Si la crise du logement nous occupe vraiment, dans une société comme la nôtre où les grands écarts de richesse ne sont pas comparable­s à ceux de Bangkok, prenonsnou­s vraiment acte du défi climatique qui attendra les population­s vulnérable­s qui n’auront pas le luxe de se confiner face aux intempérie­s naturelles ? Nos ordres de gouverneme­nt devront-ils prévoir la constructi­on d’un nouveau Montréal souterrain abordable ?

Le Jour de la Terre arrive à grands pas et, encore une fois, on est en droit de s’attendre à une panoplie de discours à la fois optimistes, réalistes, catastroph­iques, pessimiste­s, complotist­es ; mais il faudra bien s’avouer que nous avons collective­ment abandonné. Après tout, l’auteur de ses lignes a lui-même participé à envenimer sa propre empreinte carbone pour témoigner du phénomène qu’il souhaite décrier dans ces pages.

La lutte contre les changement­s climatique­s semble perdue, il nous reste donc à nous y adapter. Ce faisant, il ne faudra pas oublier que cette adaptation aux changement­s climatique­s ouvrira un tout nouveau pan de polarisati­on sociale au sein de nos collectivi­tés, soit celle de la lutte des classes climatique­s.

De quoi donner froid dans le dos.

Newspapers in French

Newspapers from Canada