La lutte des classes climatiques
Depuis quelques mois, je voyage dans le futur. Plus précisément treize heures dans le futur, en Asie du Sud-Est. Entre Hô Chi MinhVille, Phnom Penh et Vientiane, la température moyenne quotidienne frôle les 40 degrés Celsius. Même à Hanoï, où la météo est sensiblement plus clémente, la qualité de l’air se retrouve régulièrement dans le haut de la liste des pires sur la planète, tout juste derrière Calcutta (une mégalopole qui compte près de dix millions de citoyens de plus que la capitale vietnamienne).
Certes, il a toujours fait chaud à cette période de l’année dans cette région du globe, mais si on en croit la vague de chaleur de juin 2023, une première en 200 ans, et l’accablante chaleur actuelle qui force les Philippines à fermer leurs écoles, la tendance ne fait que s’accélérer.
C’est à Bangkok que l’épiphanie du confinement climatique m’est apparue, surtout parce qu’elle s’arrime à une autre tendance : l’adaptation aux changements climatiques. Même les politiciens québécois les plus progressistes, comme Gabriel Nadeau-Dubois et Valérie Plante, n’hésitent pas à utiliser l’expression à défaut de souhaiter « renverser » ou bien « résorber » les changements climatiques. On semblerait avoir subtilement fait le deuil des grands changements, si bien que même François Legault utilise désormais lui aussi l’expression.
La vie à Bangkok est donc pleinement adaptée : des centaines de milliers, voire des millions, de mètres carrés climatisés sous forme de centres d’achat, épiceries, cinémas, concessionnaires, restaurants, complexes résidentiels adaptés à la vie de tous les jours sans besoin d’en sortir pour (télé) travailler. Et s’il venait le malheur de devoir absolument se déplacer, à la différence du Vietnam, où on se couvre complètement le corps pour se cacher des rayons du soleil en scooter, dans la capitale de la Thaïlande, on s’entasse dans un bouchon de circulation plein de voitures climatisées.
Cependant, dans une mégalopole de plus de dix millions d’habitants, ce n’est pas tout le monde qui peut jouir du privilège de la fraîcheur qui réchauffe l’air des autres. Le climat devient donc l’apanage des classes sociales aisées, qui se prélassent au frais au sein d’une expérience über-capitaliste dans un centre commercial. Il n’en demeure pas moins que la cause environnementale s’apparente davantage au socialisme, un bien commun pourvu qu’on souhaite aussi en partager les responsabilités.
Pour l’instant, l’adaptation aux changements climatiques semble avant tout être un concept néobourgeois qui, comme le télétravail, propose une émancipation personnelle dans le confinement, dans le confort de la virtualité d’un monde réel qui signale pourtant ses maux les plus profonds. Si les plus grandes villes du monde et leurs populations aisées sont déjà décidées sur le fait que l’adaptation aux changements climatiques ne passe pas par un relâchement de la croissance économique telle qu’on la connaît, mais bien par la construction de plus amples infrastructures polluantes, qu’adviendrat-il des populations plus vulnérables qui ne pourront (et qui ne peuvent déjà pas) avoir les moyens de survivre dans un environnement littéralement toxique ?
Si la crise du logement nous occupe vraiment, dans une société comme la nôtre où les grands écarts de richesse ne sont pas comparables à ceux de Bangkok, prenonsnous vraiment acte du défi climatique qui attendra les populations vulnérables qui n’auront pas le luxe de se confiner face aux intempéries naturelles ? Nos ordres de gouvernement devront-ils prévoir la construction d’un nouveau Montréal souterrain abordable ?
Le Jour de la Terre arrive à grands pas et, encore une fois, on est en droit de s’attendre à une panoplie de discours à la fois optimistes, réalistes, catastrophiques, pessimistes, complotistes ; mais il faudra bien s’avouer que nous avons collectivement abandonné. Après tout, l’auteur de ses lignes a lui-même participé à envenimer sa propre empreinte carbone pour témoigner du phénomène qu’il souhaite décrier dans ces pages.
La lutte contre les changements climatiques semble perdue, il nous reste donc à nous y adapter. Ce faisant, il ne faudra pas oublier que cette adaptation aux changements climatiques ouvrira un tout nouveau pan de polarisation sociale au sein de nos collectivités, soit celle de la lutte des classes climatiques.
De quoi donner froid dans le dos.