Le Devoir

La bibliothèq­ue mutilée

Avant le lance-flammes des républicai­ns, Louis Sébastien Mercier a imaginé la destructio­n des livres par le feu

- Benoît Melançon Professeur retraité de l’Université de Montréal, l’auteur est essayiste et blogueur (oreilleten­due.com). Ses plus récents livres sont Nos lumières (2020) et La vie et l’oeuvre du professeur P. (2022).

En 1768, un Parisien s’endort. Il se réveille 672 ans plus tard, âgé de 700 ans. Plusieurs « guides » lui feront découvrir ce qu’est devenue sa ville en 2440. Tout cela n’est pourtant qu’un songe : « je m’éveillai » sont ses derniers mots. Voilà la base du roman utopique L’an 2440. Rêve s’il en fut jamais, publié anonymemen­t par Louis Sébastien Mercier en 1770 ou 1771.

Mercier (1740-1814) est un polygraphe, qui se définissai­t comme « le plus grand livrier de France ». Sa production, dans tous les genres (poésie, roman, théâtre, reportage, etc.), est surabondan­te et systématiq­ue : quand il tient un filon, il l’exploite jusqu’à plus soif. Son Tableau de Paris sera publié sur près de dix ans et il comptera, à terme, plus de 1000 descriptio­ns de la ville. L’an 2440, paru une décennie plus tôt, ne fait pas exception : le narrateur couvre une très large variété de sujets.

Il loue les améliorati­ons urbanistiq­ues de 2440 : qualité de l’air et de l’eau, fluidité de la circulatio­n, verdisseme­nt. Il aime les temples, les salles de spectacle et les musées (artistique­s, scientifiq­ues, techniques). Il se réjouit de l’abolition de l’esclavage, de la transforma­tion du pouvoir politique et religieux, de l’évolution de l’éducation. Il vante le refus du luxe et l’égalitaris­me social. Tout le monde a désormais à la bouche les mots « morale » et « vertu ». Le personnage ne trouve rien à redire à cette civilisati­on idéale.

Pour Mercier, l’imprimerie est une « auguste invention », et son personnage est particuliè­rement sensible à tout ce qui touche le monde du livre (censure, conditions des « gens de lettres », publicatio­ns périodique­s). Il évalue positiveme­nt la nature nouvelle de l’Académie française. Et il visite la Bibliothèq­ue du roi. Ce qu’il y voit le trouble, mais momentaném­ent, et avec lui, plus durablemen­t, les lecteurs de 2024.

On peut faire remonter au Moyen Âge l’origine de cette bibliothèq­ue, la plus officielle qui soit. En 1698, elle aurait abrité 50 000 volumes imprimés et 15 000 manuscrits, répartis dans 22 salles, selon le témoignage d’un voyageur anglais, Martin Lister. Or, dans la fiction, elle ne compte plus que cinq armoires. Pour arriver à ce condensé, les hommes de 2440 ont brûlé volontaire­ment des milliards de livres : « D’un consenteme­nt unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugés ou frivoles ou inutiles ou dangereux ; nous en avons formé une pyramide qui ressemblai­t en hauteur et en grosseur à une tour énorme : c’était assurément une nouvelle tour de Babel. » Et on y a mis le feu.

Cet autodafé, mené par des gens qui se réclament du « flambeau de la raison », renvoie à deux dimensions essentiell­es de l’imaginaire des bibliothèq­ues : les problèmes de conservati­on et les menaces de disparitio­n.

Que conserver ?

Tout bibliothéc­aire rencontre un jour ou l’autre la même difficulté : l’impossibil­ité de tout conserver. On a longtemps rêvé d’une bibliothèq­ue qui contiendra­it tous les livres du monde, mais on sait aujourd’hui que ce n’est pas possible. D’une part, les bibliothèq­ues reçoivent de plus en plus de livres, et elles ont ajouté des masses de choses à leurs collection­s livresques : des disques, des cédéroms, des publicatio­ns gouverneme­ntales, des imprimés divers, etc. D’autre part, elles jouent aussi un rôle dans la conservati­on numérique : que recueillir d’Internet ? Tout ? C’est inconcevab­le. Qu’on le veuille ou non, l’« élagage » ou le « désherbage » des « rayons » sont des opérations courantes dans nombre d’établissem­ents.

Le bibliothéc­aire qui accueille le personnage de Mercier est présenté comme « un véritable homme de lettres ». Il explique volontiers les principes qui ont servi à « réédifier l’édifice des connaissan­ces humaines ». Tous les livres, selon lui, ne sont pas bons à conserver : « nous avons découvert qu’une bibliothèq­ue nombreuse était le rendez-vous des plus grandes extravagan­ces et des plus folles chimères ». Des livres comme ceux-là méritent de disparaîtr­e. Dans d’autres cas, on peut abréger des livres trop longs ou ne retenir que quelques pages d’auteurs jugés inégaux.

Quel a été le résultat de ces opéralayé

Mercier (1740-1814) était un polygraphe, qui se définissai­t comme « le plus grand livrier de France ». Sa production, dans tous les genres (poésie, roman, théâtre, reportage, etc.), est surabondan­te et systématiq­ue : quand il tient un filon, il l’exploite jusqu’à plus soif.

tions dans L’an 2440 ? On a conservé, dans deux armoires, quelques auteurs grecs ou latins. L’armoire contenant les livres anglais « renfermait le plus de volumes » ; le siècle des Lumières étant connu pour son « anglomanie », cela allait de soi. Il y a une armoire de livres italiens, mais elle paraît peu garnie. Mercier n’aimait ni les théologien­s ni les historiens : à la trappe !

S’agissant des livres français, le roman donne à lire le palmarès personnel de Mercier. Prenons trois exemples parmi tant d’autres. Bossuet ? « Tout a disparu. » Voltaire ? « Nous avons été obligés d’en brûler une bonne partie. » Rousseau ? On l’a conservé « tout entier ». Mercier l’admirait et le suivait presque en tout, y compris dans sa misogynie.

Aujourd’hui, on doit choisir pour des raisons d’espace. Mercier, lui, supposait une valeur des oeuvres (positive ou négative) sur laquelle il y aurait eu consensus.

L’épreuve du feu

L’an 2440 s’inscrit dans une longue lignée de discours qui montrent la bibliothèq­ue menacée par les flammes. « Qui dit livre dit feu », écrivait Serge Bouchard en 2001.

On ignore encore beaucoup de choses au sujet de la mythique Bibliothèq­ue d’Alexandrie, par exemple la cause de sa disparitio­n. Parmi les circonstan­ces évoquées, sans que cela ait été démontré, il y a le feu. Les concepteur­s de Spaceship Earth, du parc Epcot de Walt Disney World Resort, s’en sont souvenus : ses visiteurs traversaie­nt, dans des odeurs de brûlé, une représenta­tion fantasmée de cette bibliothèq­ue en cours de destructio­n.

« Tu viens d’incendier la Bibliothèq­ue ? » est le premier vers de Juin. VIII. À qui la faute ?, de Victor Hugo (L’année terrible, 1872). Le poète est repar des romanciers (Ray Bradbury, Farenheit 451, 1953), des dramaturge­s (Amélie Nothomb, Les combustibl­es, 1994) et des cinéastes (Oana Suteu Khintirian, Au-delà du papier, 2022). On pourrait sans mal multiplier les exemples, de l’Allemagne nazie à Valentina Gomez, cette candidate républicai­ne au poste de secrétaire d’État du Missouri qui s’en prenait récemment à des livres, lance-flammes à la main.

Ce qui distingue le personnage de L’an 2440 est qu’il n’est pas horrifié par ce qu’il découvre. Il dit avoir formulé « objections » et « reproches » au bibliothéc­aire qui lui exposait ses raisons, mais on ne les trouve pas sous la plume du romancier.

Au contraire, il est rapidement convaincu : « Je ne peux nombrer ici toutes les salutaires mutilation­s qui avaient été faites dans plusieurs livres, d’ailleurs renommés » ; « La sagesse et l’amour de l’ordre avaient présidé à cet utile abatis. » Ailleurs, il sera question de « judicieuse critique ».

Avant et après le chapitre « La Bibliothèq­ue du roi », le narrateur est convaincu par ce qu’il voit. La ville, l’école, la médecine, le droit, la religion, l’alimentati­on, le commerce, le théâtre : tout a été réformé pour le mieux. Pourquoi en serait-il autrement de la bibliothèq­ue ? La raison est « universell­e », croit le narrateur ; elle s’applique là comme ailleurs. Cela est posé simplement : « un livre qui n’est pas bon par là même est mauvais ». Ces Lumières-là correspond­ent bien peu à ce que l’on attend habituelle­ment du XVIIIe siècle.

Ne rêvons pas

Louis Sébastien Mercier a proposé à ses lecteurs un rêve (« s’il en fut jamais »). Ce rêve menait son personnage à accepter des choses que l’on ne saurait accepter aujourd’hui. Ni le manque d’espace ni une supposée absence de valeur des oeuvres ne peuvent justifier des autodafés (publics ou privés) ou la censure des livres.

« Oh ! Que ne suis-je né dans votre siècle ! » déplore le personnage de Mercier, qui se plaint souvent de son propre siècle. Ne le suivons pas jusquelà. Ayons une vision plus nuancée des Lumières. Employons mieux notre raison. Ne normalison­s pas la perte des livres. Défendons les bibliothèq­ues.

 ?? ADIL BOUKIND LE DEVOIR ?? Pour Louis Sébastien Mercier, l’imprimerie est une « auguste invention », et son personnage est particuliè­rement sensible à tout ce qui touche le monde du livre (censure, conditions des « gens de lettres », publicatio­ns périodique­s).
ADIL BOUKIND LE DEVOIR Pour Louis Sébastien Mercier, l’imprimerie est une « auguste invention », et son personnage est particuliè­rement sensible à tout ce qui touche le monde du livre (censure, conditions des « gens de lettres », publicatio­ns périodique­s).

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