La bibliothèque mutilée
Avant le lance-flammes des républicains, Louis Sébastien Mercier a imaginé la destruction des livres par le feu
En 1768, un Parisien s’endort. Il se réveille 672 ans plus tard, âgé de 700 ans. Plusieurs « guides » lui feront découvrir ce qu’est devenue sa ville en 2440. Tout cela n’est pourtant qu’un songe : « je m’éveillai » sont ses derniers mots. Voilà la base du roman utopique L’an 2440. Rêve s’il en fut jamais, publié anonymement par Louis Sébastien Mercier en 1770 ou 1771.
Mercier (1740-1814) est un polygraphe, qui se définissait comme « le plus grand livrier de France ». Sa production, dans tous les genres (poésie, roman, théâtre, reportage, etc.), est surabondante et systématique : quand il tient un filon, il l’exploite jusqu’à plus soif. Son Tableau de Paris sera publié sur près de dix ans et il comptera, à terme, plus de 1000 descriptions de la ville. L’an 2440, paru une décennie plus tôt, ne fait pas exception : le narrateur couvre une très large variété de sujets.
Il loue les améliorations urbanistiques de 2440 : qualité de l’air et de l’eau, fluidité de la circulation, verdissement. Il aime les temples, les salles de spectacle et les musées (artistiques, scientifiques, techniques). Il se réjouit de l’abolition de l’esclavage, de la transformation du pouvoir politique et religieux, de l’évolution de l’éducation. Il vante le refus du luxe et l’égalitarisme social. Tout le monde a désormais à la bouche les mots « morale » et « vertu ». Le personnage ne trouve rien à redire à cette civilisation idéale.
Pour Mercier, l’imprimerie est une « auguste invention », et son personnage est particulièrement sensible à tout ce qui touche le monde du livre (censure, conditions des « gens de lettres », publications périodiques). Il évalue positivement la nature nouvelle de l’Académie française. Et il visite la Bibliothèque du roi. Ce qu’il y voit le trouble, mais momentanément, et avec lui, plus durablement, les lecteurs de 2024.
On peut faire remonter au Moyen Âge l’origine de cette bibliothèque, la plus officielle qui soit. En 1698, elle aurait abrité 50 000 volumes imprimés et 15 000 manuscrits, répartis dans 22 salles, selon le témoignage d’un voyageur anglais, Martin Lister. Or, dans la fiction, elle ne compte plus que cinq armoires. Pour arriver à ce condensé, les hommes de 2440 ont brûlé volontairement des milliards de livres : « D’un consentement unanime, nous avons rassemblé dans une vaste plaine tous les livres que nous avons jugés ou frivoles ou inutiles ou dangereux ; nous en avons formé une pyramide qui ressemblait en hauteur et en grosseur à une tour énorme : c’était assurément une nouvelle tour de Babel. » Et on y a mis le feu.
Cet autodafé, mené par des gens qui se réclament du « flambeau de la raison », renvoie à deux dimensions essentielles de l’imaginaire des bibliothèques : les problèmes de conservation et les menaces de disparition.
Que conserver ?
Tout bibliothécaire rencontre un jour ou l’autre la même difficulté : l’impossibilité de tout conserver. On a longtemps rêvé d’une bibliothèque qui contiendrait tous les livres du monde, mais on sait aujourd’hui que ce n’est pas possible. D’une part, les bibliothèques reçoivent de plus en plus de livres, et elles ont ajouté des masses de choses à leurs collections livresques : des disques, des cédéroms, des publications gouvernementales, des imprimés divers, etc. D’autre part, elles jouent aussi un rôle dans la conservation numérique : que recueillir d’Internet ? Tout ? C’est inconcevable. Qu’on le veuille ou non, l’« élagage » ou le « désherbage » des « rayons » sont des opérations courantes dans nombre d’établissements.
Le bibliothécaire qui accueille le personnage de Mercier est présenté comme « un véritable homme de lettres ». Il explique volontiers les principes qui ont servi à « réédifier l’édifice des connaissances humaines ». Tous les livres, selon lui, ne sont pas bons à conserver : « nous avons découvert qu’une bibliothèque nombreuse était le rendez-vous des plus grandes extravagances et des plus folles chimères ». Des livres comme ceux-là méritent de disparaître. Dans d’autres cas, on peut abréger des livres trop longs ou ne retenir que quelques pages d’auteurs jugés inégaux.
Quel a été le résultat de ces opéralayé
Mercier (1740-1814) était un polygraphe, qui se définissait comme « le plus grand livrier de France ». Sa production, dans tous les genres (poésie, roman, théâtre, reportage, etc.), est surabondante et systématique : quand il tient un filon, il l’exploite jusqu’à plus soif.
tions dans L’an 2440 ? On a conservé, dans deux armoires, quelques auteurs grecs ou latins. L’armoire contenant les livres anglais « renfermait le plus de volumes » ; le siècle des Lumières étant connu pour son « anglomanie », cela allait de soi. Il y a une armoire de livres italiens, mais elle paraît peu garnie. Mercier n’aimait ni les théologiens ni les historiens : à la trappe !
S’agissant des livres français, le roman donne à lire le palmarès personnel de Mercier. Prenons trois exemples parmi tant d’autres. Bossuet ? « Tout a disparu. » Voltaire ? « Nous avons été obligés d’en brûler une bonne partie. » Rousseau ? On l’a conservé « tout entier ». Mercier l’admirait et le suivait presque en tout, y compris dans sa misogynie.
Aujourd’hui, on doit choisir pour des raisons d’espace. Mercier, lui, supposait une valeur des oeuvres (positive ou négative) sur laquelle il y aurait eu consensus.
L’épreuve du feu
L’an 2440 s’inscrit dans une longue lignée de discours qui montrent la bibliothèque menacée par les flammes. « Qui dit livre dit feu », écrivait Serge Bouchard en 2001.
On ignore encore beaucoup de choses au sujet de la mythique Bibliothèque d’Alexandrie, par exemple la cause de sa disparition. Parmi les circonstances évoquées, sans que cela ait été démontré, il y a le feu. Les concepteurs de Spaceship Earth, du parc Epcot de Walt Disney World Resort, s’en sont souvenus : ses visiteurs traversaient, dans des odeurs de brûlé, une représentation fantasmée de cette bibliothèque en cours de destruction.
« Tu viens d’incendier la Bibliothèque ? » est le premier vers de Juin. VIII. À qui la faute ?, de Victor Hugo (L’année terrible, 1872). Le poète est repar des romanciers (Ray Bradbury, Farenheit 451, 1953), des dramaturges (Amélie Nothomb, Les combustibles, 1994) et des cinéastes (Oana Suteu Khintirian, Au-delà du papier, 2022). On pourrait sans mal multiplier les exemples, de l’Allemagne nazie à Valentina Gomez, cette candidate républicaine au poste de secrétaire d’État du Missouri qui s’en prenait récemment à des livres, lance-flammes à la main.
Ce qui distingue le personnage de L’an 2440 est qu’il n’est pas horrifié par ce qu’il découvre. Il dit avoir formulé « objections » et « reproches » au bibliothécaire qui lui exposait ses raisons, mais on ne les trouve pas sous la plume du romancier.
Au contraire, il est rapidement convaincu : « Je ne peux nombrer ici toutes les salutaires mutilations qui avaient été faites dans plusieurs livres, d’ailleurs renommés » ; « La sagesse et l’amour de l’ordre avaient présidé à cet utile abatis. » Ailleurs, il sera question de « judicieuse critique ».
Avant et après le chapitre « La Bibliothèque du roi », le narrateur est convaincu par ce qu’il voit. La ville, l’école, la médecine, le droit, la religion, l’alimentation, le commerce, le théâtre : tout a été réformé pour le mieux. Pourquoi en serait-il autrement de la bibliothèque ? La raison est « universelle », croit le narrateur ; elle s’applique là comme ailleurs. Cela est posé simplement : « un livre qui n’est pas bon par là même est mauvais ». Ces Lumières-là correspondent bien peu à ce que l’on attend habituellement du XVIIIe siècle.
Ne rêvons pas
Louis Sébastien Mercier a proposé à ses lecteurs un rêve (« s’il en fut jamais »). Ce rêve menait son personnage à accepter des choses que l’on ne saurait accepter aujourd’hui. Ni le manque d’espace ni une supposée absence de valeur des oeuvres ne peuvent justifier des autodafés (publics ou privés) ou la censure des livres.
« Oh ! Que ne suis-je né dans votre siècle ! » déplore le personnage de Mercier, qui se plaint souvent de son propre siècle. Ne le suivons pas jusquelà. Ayons une vision plus nuancée des Lumières. Employons mieux notre raison. Ne normalisons pas la perte des livres. Défendons les bibliothèques.