L’éducation détraquée (2)
Et si on écoutait le collectif École ensemble ?
Rédactrice et citoyenne engagée, l’autrice a enseigné la littérature au collégial et est présidente du conseil d’établissement d’une école primaire. Elle a codirigé et coécrit l’essai Traitements-chocs et tartelettes.
Je terminais le premier texte de cette série en posant cette question : notre système d’éducation ne devrait-il pas aplanir les iniquités plutôt que de les creuser ? Dans une société qu’on dit inclusive et égalitaire, la réponse va de soi ; mais si l’on reconnaît aujourd’hui l’existence du marché scolaire au Québec, les solutions pour y mettre fin se font encore rares.
Pourtant, il en existe. Le collectif École ensemble a même ficelé tout un plan « que Québec pourrait mettre en branle demain matin » ou presque, si la volonté y était.
Je me suis entretenue avec son coordonnateur et cofondateur, Stéphane Vigneault, un parent de Gatineau qui, lorsqu’il a constaté que l’école internationale publique de son quartier sélectionnait des enfants de sept ans à peine, n’a pas voulu rester les bras croisés. C’était en 2017. Lui et d’autres parents ont plongé et fondé le collectif pour remettre l’égalité des chances au coeur du système d’éducation.
Cinq ans plus tard, après avoir contribué à lever le tabou des fameuses trois vitesses, fait leurs devoirs mieux que bien des ministres de l’Éducation et lu des tonnes d’études, réfléchi, colligé, analysé et calculé, ils sont arrivés avec leur Plan pour un réseau scolaire commun.
Briser le cercle vicieux
La naissance des trois vitesses remonte à loin, me rappelle Vigneault. En 1968, quand l’Union nationale a décidé de subventionner les écoles privées pour faire face au baby-boom, 5 % des élèves du secondaire les fréquentaient. Aujourd’hui, cette proportion est passée à 21 %. Or, le public ayant entretemps décidé de rivaliser avec le privé en misant sur les programmes particuliers sélectifs pour attirer de la « clientèle », cela fait en sorte que ce sont 44 % des jeunes du secondaire qui vont de nos jours à l’école privée ou au public sélectif.
Le public ordinaire (la troisième vitesse) s’en trouvant de plus en plus écrémé, les élèves défavorisés ou en difficulté y sont surreprésentés, ce qui « renforce l’attrait du privé et des projets particuliers », souligne École ensemble. « Plus l’école publique est évitée, plus on l’évite ! » dit le Gatinois. À Montréal plus particulièrement, où un jeune du secondaire sur deux est au privé ou au public sélectif, le magasinage scolaire devient un sport extrême auquel il est difficile d’échapper… Alors, on fait quoi ?
Pour briser ce cercle vicieux, École ensemble a une proposition audacieuse, qui change du « définancement » unilatéral des écoles privées : créer un réseau commun subventionné à 100 %, auquel les écoles privées sont libres d’adhérer. Celles qui le font deviennent des « écoles privées conventionnées » : leur fréquentation est gratuite, elles conservent leur autonomie de gestion, mais ne peuvent plus sélectionner leurs élèves. Celles qui décident de rester à l’écart gardent leur droit de sélectionner, mais ne reçoivent plus aucun financement public, direct ou indirect, et exigent donc des droits de scolarité conséquents.
Des lendemains plus justes
Dans ce réseau commun entièrement gratuit, il n’y a que des écoles de quartier, avec chacune son propre bassin scolaire. « Mais voyons ! Des gens déménageront, les écoles secondaires situées dans certains voisinages seront supérieures, on reconduit la ségrégation ! » ; j’entends les critiques fuser d’ici — mais École ensemble a tendu l’oreille avant moi. Le collectif a donc formulé une proposition brillante, qui pourrait bien constituer le cheval de Troie de l’acceptabilité du plan : créer des bassins scolaires équitables et optimisés, comptant tous sensiblement le même pourcentage de familles avec enfant d’âge scolaire ayant au moins un parent diplômé universitaire. Elle a même mandaté une firme-conseil suisse, Ville Juste, pour réaliser l’exercice avec la Ville de Laval.
On ne le répète pas suffisamment : la variable du parent qui détient un diplôme universitaire (qui va de pair avec une meilleure situation socio-économique) a une grande incidence sur la réussite scolaire d’un enfant et son éventuelle inscription à l’université.
Or, les palmarès de toutes sortes se bornent à mettre cette dernière en lien avec le type d’école secondaire fréquentée (privée ou publique), ce qui nourrit erronément le cercle vicieux évoqué plus haut.
En assurant la mixité au sein de chaque établissement du réseau commun, le plan d’École ensemble (dont une autre des propositions est d’offrir un libre choix de parcours particuliers à tous, sans sélection et gratuitement) instaure un nouveau cercle, vertueux celui-ci, qui tirerait à la hausse les résultats scolaires, la persévérance scolaire et la cohésion sociale.
Certaines résistances sont à prévoir. Mais dans un canton suisse où les bassins furent optimisés à la rentrée 2023, les explications et les bénéfices (proximité, groupes d’amis qui restent unis, temps de déplacement gagné, esprit de communauté, etc.) ont semble-t-il eu tôt fait d’effacer les craintes passagères des parents.
Parfait ? Sans doute pas.
La perfection est impossible, et l’attendre confine à un immobilisme qui laisse les iniquités se creuser (et les plafonds pleins d’amiante s’effondrer). Pour Stéphane Vigneault, il faut bouger. Pas de nouveaux états généraux sur l’éducation pour souligner ce qu’on sait déjà, donc, il rêve plutôt d’une commission itinérante, qui mènerait des consultations « exactement comme ça a été fait pour la DPJ par Régine Laurent ; voici un plan, voici une solution à notre problème, qu’en pensez-vous ? Et on peaufine ».
Selon un sondage CROP commandé par École ensemble en 2022, 85 % des gens sont favorables au modèle proposé par le collectif. « Quand tout le monde est concerné, tout le monde a intérêt à ce que ça marche ; c’est comme le RQAP (Régime québécois d’assurance parentale) ! » s’exclame Stéphane Vigneault. A-t-on vraiment besoin de courage politique lorsque les vents sont favorables ?
Ce nouveau système ne sera bien sûr pas homogène comme du bon lait. Je lui fais remarquer qu’à cause de la lourdeur de l’administration scolaire publique, les écoles privées conventionnées ayant conservé leur modèle de gestion continueront à jouir d’une agilité enviable — mais Vigneault espère qu’on s’inspirera de ce modèle plutôt que de le laisser être avalé par la machine.
De plus, certaines écoles privées non conventionnées continueront d’accueillir les élèves de familles hautement favorisées ; un pourcentage « qui devrait plafonner à 6 ou 7 %, comme en Ontario », selon lui.
Pour l’heure, ce qui est certain, c’est que le temps presse — et que le plan d’École ensemble gagnerait à être plus largement discuté. L’éducation est une question de société ; il faut que tout le monde en parle. Si jamais l’émission du même nom cherche un invité…
Le collectif École ensemble a une proposition audacieuse, qui change du « définancement » unilatéral des écoles privées : créer un réseau commun subventionné à 100 %, auquel les écoles privées sont libres d’adhérer