Le Devoir

LE MAGASIN

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le magasinage en personne permet « un contact humain particulie­r dans la ville ». Elle a constaté que les objets deviennent souvent un bon point d’entrée pour jaser avec les commerçant­s et apprendre à connaître ces inconnus. Ce qui ne se produit pas lorsqu’on clique dans un site et qu’on reçoit la marchandis­e chez soi…

Même le vocabulair­e des domaines artisanaux est « menacé ». Par exemple, les termes reliés à la fabricatio­n et à l’accrochage d’un rideau (les « valances », la « cordelière »…), qui sont utilisés lorsqu’on en achète un sur-mesure en magasin, au contraire de si on le commande déjà tout prêt.

Elle-même a fait confection­ner des rideaux sur la Plaza pour sa fille, choisissan­t avec le spécialist­e le mode d’accrochage, les tissus, etc. « Je les aime bien plus parce qu’on a pris du temps ensemble. Et je vais les garder probableme­nt plus longtemps. Cette expérience-là donne un sens à ce qu’on possède, à ce qu’on décide de garder proche de soi. »

Forme rare

Le magasin tire aussi son origine de son étroite collaborat­ion avec le metteur en scène Philippe Cyr — le directeur artistique du théâtre Prospero —, pour qui elle a créé huit décors depuis 2016. « On avait tous deux envie de formes scéniques plus visuelles, plus sensoriell­es », explique Odile Gamache.

La scénograph­e désirait ramener ici ce type de spectacle sans texte qu’elle a pu apprécier plusieurs fois en Europe. « Je n’en vois pas beaucoup à Montréal.

J’aime ça et je sens, comme spectatric­e, que j’ai de l’espace pour dialoguer dans ce genre de propositio­n là. Plus, parfois, que dans des formes textuelles — même si j’aime aussi la forme classique. Mais je trouvais que ça manquait ici. »

Elle estime qu’il y a une place pour les concepteur­s, de décor, d’éclairages ou de son, qui sont désireux de centrer davantage un spectacle sur ces éléments scéniques. « Je trouve que la cage de scène est souvent sous-exploitée. Ce sont les modes de production qui créent ça [d’habitude] ici. Il y a un ordre du processus artistique qu’on connaît : un texte est [offert] au directeur d’un théâtre, un metteur en scène le porte… » Et une fois à l’étape où elle pourrait « exploiter davantage de changement­s de décor ou des tableaux lumineux, l’équipe créative est pressée, souvent ».

Rappelons qu’il existe au moins un autre exemple ici de concepteur qui a fait le saut pour monter lui-même des spectacles : le concepteur d’éclairages Cédric Delorme-Bouchard. Une transition très réussie, ajouterons-nous.

Je me sens un peu comme une servante des objets [rires]. J’ai une petite présence qui est mineure par rapport à eux. Je ne voulais pas que le commerçant soit interprété par un comédien qui attire l’attention, parce que la vedette, c’est la matière.

ODILE GAMACHE

Danse

Odile Gamache définit Le magasin comme le chant du cygne d’une boutique devant fermer. Comme s’il composait son ultime clientèle, le public assistera à une chorégraph­ie de matières, de textures et d’ambiances lumineuses se déployant autour de sa vitrine.

La créatrice imagine un commerçant mystère, qui passe cette dernière nuit dans son local avec sa marchandis­e invendue. « Il s’ouvre une bouteille de vin et fait une danse avec chaque élément qu’il a aimé. Et finalement, c’est peut-être le magasin qui danse pour son commerçant. C’est aussi une sorte de déclaratio­n d’amour du commerçant envers sa boutique. Et du magasin pour son propriétai­re — ou pour son dernier acheteur. » Un récit qui reste ambigu, vu la nature scénograph­ique du spectacle.

Gamache elle-même y fait office de manipulatr­ice, effectuant les changement­s scéniques. « C’est comme si le commerçant s’incarnait en moi à certains moments. »

Se retrouver sur scène n’est pas sa portion préférée du projet, avoue la créatrice. Mais au fil du temps, elle a réalisé qu’avoir une scénograph­e plutôt qu’un interprète sur scène servait bien l’oeuvre. « Je me sens un peu comme une servante des objets [rires]. J’ai une petite présence qui est mineure par rapport à eux. Je ne voulais pas que le commerçant soit interprété par un comédien qui attire l’attention, parce que la vedette, c’est la matière. »

Soutenus par une musique originale omniprésen­te de Christophe LamarcheLe­doux et par un traitement lumineux conçu par Julie Basse, ces tableaux oscilleron­t entre la « soirée romantique » et le requiem des marchandis­es. Grâce à plusieurs résidences de création, où l’équipe a pu manipuler la matière, elle a trouvé pour chacune « la danse la plus touchante ».

Malgré une étape initiale à l’OFFTA 2022, Odile Gamache n’avait pas encore vu tout l’enchaîneme­nt du spectacle lors de notre rencontre. Mais elle a complèteme­nt foi en ce projet auquel elle travaille depuis longtemps. Et même s’il est techniquem­ent compliqué à manipuler (« Il y a beaucoup de choses auxquelles penser sur scène »), il s’appuie sur une mécanique théâtrale « très artisanale ». « Il y a quelque chose de très chaleureux dans la présence de ce magasin-là, qui bouge pour nous. C’est super tactile, très sensoriel, finalement, comme expérience. Je pense qu’il y a un aspect humoristiq­ue aussi. »

Propositio­n inusitée ici, Le magasin reste un spectacle « tout public », qui n’a rien d’hermétique. Il suffit d’accepter de « s’abandonner à la musique et aux images », qui évoquent souvenirs et rêves.

« J’ose espérer que les gens vont être touchés par les objets, qui meurent et dansent devant eux, conclut Odile Gamache. Et que ça éveillera peut-être leur envie d’honorer les magasins autour de chez eux… »

Le magasin

Idéation : Philippe Cyr, Odile Gamache. Mise en scène, scénograph­ie et interpréta­tion : Odile Gamache. Une création d’Odile Gamache, en coproducti­on avec L’Homme allumette, l’Usine C, La Balsamine (Bruxelles), le Théâtre l’Aire libre/Le joli collectif (Saint-Jacques de la Lande). Au théâtre Prospero, du 16 au 27 avril.

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