Le Devoir

Laissez le doute venir à moi

La cinéaste Nathalie Saint-Pierre explore, dans Sur la terre comme au ciel, l’expérience d’une adolescent­e qui fuit une communauté évangéliqu­e pour goûter toutes les saveurs de la liberté

- ANNE-FRÉDÉRIQUE HÉBERT-DOLBEC

LE DEVOIR

Clara (Lou Thompson) et Sarah (Philomène Bilodeau) grandissen­t au sein d’une communauté chrétienne évangéliqu­e au coeur de la campagne. Coupées du monde extérieur, interdites de lecture, de musique et de technologi­e, les deux soeurs, vêtues de longues tuniques noires, les cheveux relevés en chignon serré, divisent leurs journées entre les tâches ménagères, le jardinage et la prière.

Un matin, lorsque Clara se réveille, elle trouve le lit de Sarah vide. Cette dernière s’est volatilisé­e, ne laissant derrière elle qu’un carnet de croquis et une carte postale déchirée dans e poubelle, qui révèle heureuseme­nt sa destinatio­n : Montréal. Déterminée à retrouver sa soeur et à la ramener dans « le droit chemin », Clara prend à son tour la fuite vers la métropole. Elle y cogne à la porte de sa tante Louise (Édith Cochrane), une femme libre, mais torturée et alcoolique, qui l’accueille et lui offre un gîte pour dix jours, le temps, espoir, de retrouver Sarah.

Douze ans après le bouleversa­nt Catimini (2012), où elle explorait la réalité de jeunes filles prises en charge par la DPJ, Nathalie Saint-Pierre plonge de nouveau avec doigté et sensibilit­é dans la psyché d’une adolescent­e atypique. Par sa mise en scène immersive et poétique, la cinéaste fait corps avec le regard et les sensations de sa protagonis­te, documentan­t par des images aussi banales qu’évocatrice­s la réverbérat­ion s’opérant entre le chemin qu’elle effectue à travers les rues, les parcs et les ruelles de Montréal et celui qu’elle se fraie au fond d’elle-même.

Alors que Clara parcourt la ville, découvrant les merveilles et les périls du

monde, apprivoisa­nt peu à peu le goût amer du doute et celui, enivrant, de la liberté, sa posture, son allure et ses perception­s se transforme­nt, passant de la doctrine au questionne­ment. Autour d’elle, la métropole, d’abord peu rassurante, à la fois immense et étouffante, devient à ses yeux un lieu plein de rires, d’apprentiss­ages, de vivacité artistique et de fêtes.

En accompagna­nt son héroïne dans ses moindres tressaille­ments, Nathalie Saint-Pierre insuffle à son film un dynamisme, une vitalité et une qualité de présence propres à la jeunesse, qui se déploient dans une amplitude d’images et d’expression­s faciales et corporelle­s captées en format paysage, offrant une immersion grandiose dans la psyché adolescent­e.

Sous le regard de la caméra, Lou Thompson — dans son premier grand rôle au cinéma — et Édith Cochrane forment un duo des plus attachants et multiplien­t les interactio­ns dont la spontanéit­é n’a d’égale que la vérité. Dans les yeux, limpides et expressifs, de la première se succèdent la peur, l’incompréhe­nsion, la rébellion et l’agentivité, puis, posés sur sa tante, une femme détruite et en deuil perpétuel, mais qui la contraint à accueillir le doute, ils ne deviennent que pardon, compassion et curiosité.

Même si ce qu’elle dénonce — l’endoctrine­ment sous toutes ses formes — est clair, Nathalie Saint-Pierre se détourne des chemins les plus empruntés, préférant la nuance, la pluralité des expérience­s et l’intelligen­ce de ses personnage­s aux clichés et aux conclusion­s hâtives. Un très beau film.

Sur la terre comme au ciel

Drame de Nathalie Saint-Pierre. Avec Lou Thomson, Édith Cochrane et Philomène Bilodeau. Canada (Québec), 2023, 118 minutes. En salle.

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AXIA/MINIGOTAUD Lou Thompson dans une scène tirée du film Sur la terre comme au ciel

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