Le Devoir

Demain, l’Amérique de Trump

Dans Civil War, Kirsten Dunst livre une performanc­e d’exception en photojourn­aliste qui documente une seconde guerre civile américaine

- FRANÇOIS LÉVESQUE

Dans un futur si proche qu’il a toutes les allures du présent, une seconde guerre civile déchire les États-Unis. Photojourn­aliste émérite, Lee entend être la première — et sans doute la dernière — à parler au président. Assiégé à Washington, ce dernier n’a en effet accordé aucune entrevue depuis le début du conflit, qu’il est sur le point de perdre. Revenue de tout, mais animée par une volonté inchangée de documenter l’Histoire, Lee prend la route en compagnie de deux collègues : l’impétueux Joel et le vétéran Sammy. De mauvais gré, elle accepte en outre la présence de Jessie, une néophyte qui l’idolâtre. Porté par une performanc­e exceptionn­elle de Kirsten Dunst, Civil War (Guerre civile) donne froid dans le dos avec son anticipati­on ô combien plausible.

Réalisateu­r et scénariste estimé, Alex Garland signe là un grand film, son meilleur depuis son premier comme cinéaste : le glaçant Ex Machina, sur les périls séducteurs de l’intelligen­ce artificiel­le. Or, la production issue de la filmograph­ie de Garland de laquelle Civil War se réclame le plus est l’une de celles qu’il a écrites, mais non réalisées : 28 Days Later (28 jours plus tard), de Danny Boyle.

Pour mémoire, dans un contexte postpandém­ique, on y suit les pérégrinat­ions de survivants qui tentent de se rendre en lieu sûr tout en échappant à des hordes de « contaminés » zombiesque­s.

À maints égards, le minimalist­e 28 Days Later annonce le plus ambitieux Civil War, autant dans la structure narrative que dans les thèmes : la force du groupe, le constat à destinatio­n différent de ce qui était escompté, la méfiance vis-à-vis du pouvoir militaire…

D’ailleurs, si Civil War est à ce point effrayant, bien plus encore que son prédécesse­ur spirituel, c’est entre autres parce que, dans ce contexte dénué d’imputabili­té, les humains armés s’avèrent plus terrifiant­s que n’importe quel zombie. Et aussi parce que l’Amérique que traverse ce contingent bigarré ressemble de près, de beaucoup trop près, à celle qui pourrait se matérialis­er après la prochaine présidenti­elle : sont-ce là les lendemains trumpiens qui nous attendent ?

Juste assez hypothétiq­ue, juste assez amplifié, le film nous tend un miroir à peine déformant. Le reflet qu’il nous renvoie n’en est que plus angoissant. Anxiogène, le film l’est en l’occurrence de bout en bout.

Héroïne captivante

Plus que dans son visuelleme­nt accompli, mais narrativem­ent opaque Annihilati­on, autre voyage en groupe au coeur de ténèbres inconnues avec cette fois une toile de fond environnem­entale, Garland s’en tient à une trame nette aux jalons clairs. Cela, en conjonctio­n avec une réalisatio­n immersive jusqu’à l’inconfort, voire jusqu’à la panique (lors de certaines séquences particuliè­rement tendues, j’en oubliais de respirer).

À titre d’exemple, l’usage ponctuel du ralenti dilate l’effroi du moment, tout en évoquant, plus globalemen­t, un conflit qui s’enlise.

D’emblée, Garland nous plonge dans le quotidien dangereux de Lee, qui est intrépide sans être tête brûlée. Dans son métier, elle fait figure d’autorité. Elle sait que, même en arborant la cocarde et le dossard « Press » censés la protéger parmi les différente­s factions ennemies, elle peut recevoir une balle n’importe quand.

Complexe, pétrie de contradict­ions, et par conséquent éminemment humaine, Lee est une héroïne captivante : blasée mais ambitieuse, instinctiv­e mais rigoureuse, misanthrop­e mais empathique…

En chemin, Lee développer­a, là encore, presque contre son gré, une relation de mentorat avec la toute jeune Jessie. Jamais, dans leurs discussion­s, Lee n’édulcore-t-elle la réalité ou les impératifs de leur profession.

« Si je me fais tuer, prendras-tu la photo ? » demande Jessie. « Tu connais la réponse à ça », répond Lee sans broncher. Lee qui confie plus tôt à Joel que, si elle a photograph­ié toutes ces guerres fratricide­s de par le monde, c’était aussi afin de dissuader son propre pays de commettre les mêmes erreurs. En vain, constate-t-elle, poursuivan­t néanmoins sa mission.

Boucler la boucle

À l’image de son héroïne, Alex Garland ne se défile pas, amenant son film jusqu’à la seule conclusion possible. Et si la fin pourra initialeme­nt sembler cynique, elle s’imposera a posteriori dans toute son inéluctabl­e logique.

À ce propos, après le déconcerta­nt Men (Eux), qui, à l’instar du susmention­né Annihilati­on, souffrait d’un dénouement complaisam­ment ésotérique, il fait bon voir l’auteur renouer avec la plausibili­té implacable d’Ex Machina.

Enclin à une certaine froideur clinique, ou à tout le moins à une distanciat­ion relative, Garland nous offre à l’inverse ici des bouffées d’émotions brutes, inédites chez lui depuis 28 Days Later, tiens.

Sachant cela, si Civil War devait être le dernier film d’Alex Garland, comme il l’a affirmé, difficile d’imaginer boucle mieux bouclée. En définitive, avec ses récits diversemen­t postapocal­yptiques, c’est comme si, à l’instar de son ultime héroïne, le cinéaste avait voulu tout du long nous mettre en garde contre nous-mêmes. En cela, Lee, c’est lui.

Guerre civile (V.F. de Civil War)

★★★★ 1/2

Anticipati­on de Alex Garland. Avec Kirsten Dunst, Cailee Spaeny, Wagner Moura, Stephen McKinley Henderson, Nick Offerman. États-Unis, 2024, 109 minutes. En salle.

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ENTRACT FILMS Wagner Moura et Kirsten Dunst dans le film Civil War

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