Calculer avec la tête, créer avec le coeur
Être en contact avec l’art et en ressentir les bienfaits, ça commence par l’imprévu et la découverte
En quoi la poterie, le dessin, la danse, le théâtre ou la musique permettentils aux enfants non seulement de s’exprimer, mais aussi de s’émouvoir et de s’épanouir ? Au contact de l’argile ou de la scène, du pinceau ou du piano, les neurones du cerveau sont stimulés, l’imagination fleurit et l’émerveillement, devant un spectacle par exemple, favorise autant l’empathie que la curiosité. Sans compter la salutaire fuite hors du quotidien.
Devant une si longue liste de bienfaits, comment se fait-il que les arts et la culture aient encore du mal à se faufiler dans les programmes scolaires ? Que les locaux d’arts plastiques, de même que les bibliothèques, soient souvent sacrifiés par manque d’espace ? Une vision restrictive de l’école, celle d’un lieu où l’on doit d’abord apprendre à lire, à écrire et à compter, triomphe sans doute trop souvent, et pourtant…
« Qu’un enfant puisse manipuler, construire et maintenir sa capacité à jouer avec la matière, c’est fondamental », affirme Pierre Plante, professeur de psychologie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). À celles et ceux qui croient que le bricolage et d’autres pratiques artistiques à la portée des enfants constituent une perte de temps et ne serviront à rien une fois que les enfants seront grands, sa réponse est déjà prête. « Un médecin doit saisir la représentation tridimensionnelle du corps humain. Manipuler de l’argile ou des blocs favorise cette capacité, sans compter que tous les sens sont sollicités ; c’est d’ailleurs tout aussi bénéfique pour les futurs ingénieurs ou les futurs architectes. Comment pouvezvous développer une pensée tridimensionnelle en ayant constamment le regard rivé à une tablette ? »
Cette tyrannie des écrans inquiète ce chercheur qui s’intéresse aussi à l’art-thérapie, d’où l’importance d’offrir « des espaces de liberté, d’exploration, où les enfants sortent de la pression du “bien-faire” ». De plus, être soumis « au chronomètre et à la compétition » ne favorise pas « l’expression de soi, l’affirmation de son unicité et sa perception de la vie ». Autant de choses que ChatGPT ne peut faire à la place d’un enfant.
Place à la spontanéité
« C’est-tu correct ? » « J’ai-tu le droit ? » Il y a moins de dix ans, jamais l’auteur et bédéiste Tristan Demers n’entendait ces questions de la bouche des enfants, lui qui fréquente le milieu scolaire depuis plus de 30 ans. Le créateur du célèbre personnage Gargouille voit beaucoup de changements dans le comportement des élèves qu’il rencontre dans ses ateliers. Ces observations sont consignées dans un essai paru en 2018, L’imaginaire en déroute. Quand nos enfants ne savent plus inventer (Éditions de l’Homme).
Dans cet ouvrage dont les constats n’ont rien perdu de leur actualité, Tristan Demers prône lui aussi un retour au jeu libre, à la spontanéité… et à l’ennui — tout cela autant que possible loin des écrans. « Le moins que l’on puisse dire, c’est que les enfants ne sont pas dans l’abandon, déplore le dessinateur. Dès la garderie, ils ont conscience que leur collier en macaroni sera sur les réseaux sociaux, approuvé, jugé ou renié par des gens qu’ils ne connaissent pas. C’est pourquoi ils ont de la difficulté à composer avec l’imprévu, croyant que leur dessin est incorrect s’il ne correspond pas à leur vision initiale. »
La réduction des interactions humaines chez les enfants et les adolescents, bien cachés derrière leur tablette ou leur téléphone, devrait non seulement préoccuper les parents et les enseignants, mais l’ensemble de la société. « Je le vois quand j’invite les élèves à faire une bande dessinée : ils ont souvent du mal à écrire des dialogues », déplore Tristan Demers. À l’opposé, quand les conditions gagnantes sont réunies pour faire fleurer la créativité, les résultats peuvent être étonnants. « Une enseignante me racontait qu’un de ses élèves détestait écrire, mais que la bande dessinée avait complètement changé son rapport à l’écriture, [il était] fier de faire parler son personnage. »
Pierre Plante et Tristan Demers ne s’en cachent pas : ils rêvent d’une société où l’imagination serait réellement au pouvoir, distillant partout ses bienfaits, particulièrement chez les jeunes. « La science répond à beaucoup de questions, mais il n’y a que l’art et la culture pour nous aider à aborder les grandes pertes et la peur de la mort », souligne le professeur de psychologie. « Certaines écoles proposent des récréations… animées, s’indigne le créateur de Gargouille. Peut-on laisser 15 minutes aux enfants pour qu’ils regardent les nuages et les réinventent en moutons ou en dragons ? »
« Qu’un enfant puisse manipuler, construire et maintenir sa capacité à jouer avec la matière, c’est fondamental »