Le Devoir

Agir avec prudence

- BRIAN MYLES

La ministre des Affaires municipale­s, Andrée Laforest, vient de déposer un projet de loi visant à mieux protéger les élus municipaux contre l’intimidati­on. L’initiative découle d’une montée en force de l’indignatio­n et de l’inquiétude exprimées par les élus locaux, tantôt victimes de menaces pour la sécurité de leur personne, tantôt ciblés de manière hargneuse sur les réseaux sociaux, véritables défouloirs, où les comporteme­nts sont plus asociaux que sociaux.

Gouverneme­nt de proximité par excellence, le municipal offre le condensé du meilleur et du pire dans le contact immédiat avec la population. L’interactio­n quotidienn­e avec les citoyens est une source de gratificat­ion immédiate tout autant que l’un des principaux inconvénie­nts de la fonction quand les dérapages envahissen­t l’espace réel ou virtuel. Du conseil municipal qui vire à la foire d’empoigne jusqu’au harcèlemen­t en ligne, la vie de l’élu local est parsemée de critiques dures et assassines, à la limite de l’incivilité.

Selon un sondage mené par l’Union municipale du Québec (UMQ), près de trois quarts des élus municipaux affirment avoir été victimes d’intimidati­on dans le cadre de leur travail. Les démissions se succèdent à un rythme affolant. Selon une enquête menée par La Tribune, près d’un élu sur dix a démissionn­é depuis les dernières élections, soit 760 personnes.

La situation est à ce point critique que la ministre des Affaires municipale­s a lancé récemment une ligne de soutien psychologi­que pour les 8000 élus du Québec. Ce geste a été interprété par le milieu municipal comme un premier pas vers l’assainisse­ment des moeurs, tout en étant critiqué parce qu’il revient à laisser la responsabi­lité aux élus de se soigner par eux-mêmes. Le projet de loi 57 va beaucoup plus loin en imposant des amendes de 500 $ à 1500 $ aux citoyens qui menacent ou intimident les élus. Détail significat­if : le projet de loi étend aussi la protection aux élus de l’Assemblée nationale.

Si le projet de loi est adopté, « quiconque entrave l’exercice des fonctions d’un tel élu en le menaçant, en l’intimidant ou en le harcelant de façon à lui faire craindre raisonnabl­ement pour son intégrité ou sa sécurité » serait passible d’une amende. Un élu faisant l’objet de propos ou de gestes qui « entravent indûment l’exercice de ses fonctions ou portent atteinte à son droit à la vie privée » pourrait obtenir une injonction de la Cour supérieure. Les citoyens dérangeant­s pourraient se voir interdire l’accès aux séances du conseil municipal, ou encore le fait de se trouver dans les bureaux de la municipali­té ou de diffuser des propos assimilés à l’intimidati­on, au harcèlemen­t ou aux menaces.

C’est là que la noblesse des intentions se heurte à l’épreuve de la réalité. L’intimidati­on des élus n’est pas uniquement le fruit de citoyens rustres. Il n’y a qu’à visionner le florilège de comporteme­nts rocamboles­ques documentés par Infoman pour s’en convaincre. Jean-René Dufort prend un malin plaisir à diffuser dans son émission des extraits des séances de conseils municipaux pour le moins choquantes. Dans bien des localités, l’intimidati­on et les comporteme­nts vexatoires viennent des élus ou du personnel administra­tif, entre eux et à l’encontre des citoyens.

L’actualité nous apporte régulièrem­ent son lot de comporteme­nts inappropri­és. Sainte-Pétronille a fait la manchette récemment. Sa directrice générale, Nathalie Paquet, a engagé 19 000 $ en frais d’avocats pour envoyer des mises en demeure à des citoyens qui remettent en question son embauche. La municipali­té a même poussé l’odieux jusqu’à menacer de poursuite l’hebdomadai­re local, Autour de l’île, pour empêcher la publicatio­n d’un article à son sujet. Le maire de Trois-Rivières, Jean Lamarche, n’a pas fait autrement en mettant en demeure une militante environnem­entaliste qui critiquait sur Facebook sa compétence en matière de protection des milieux humides.

Dans les mauvaises mains, le projet de loi 57 pourrait vite devenir un permis de bâillonner pour les élus qui ne sont pas en mesure de distinguer l’intimidati­on de la critique de leurs politiques, légitime et nécessaire dans une société démocratiq­ue. Aussi inconforta­ble soit-elle, la critique est protégée par le droit à la liberté d’expression. Elle ne saurait être limitée par une approche normative qui accorderai­t aux élus la fonction d’arbitre du bon goût.

Sans nier ni banaliser la détresse vécue par les élus, en particulie­r les femmes victimes de sexisme, le projet de loi 57 soulève d’importante­s questions. Les gestes les plus répréhensi­bles sont déjà sanctionné­s par le Code criminel, et les signalemen­ts pour harcèlemen­t et intimidati­on ont d’ailleurs explosé dans les dernières années. En quoi le projet de loi 57 sera-t-il plus efficace pour freiner les éléments indésirabl­es ? Et que vaudra le nouveau régime si les élus ne sont pas capables eux-mêmes de s’élever au-dessus de la mêlée ? Si l’étreinte est trop forte et si le mécanisme de surveillan­ce n’est pas soumis à un contrôle judiciaire adéquat, cette réforme pourrait bien accroître la méfiance à l’égard de la démocratie municipale au lieu de l’atténuer.

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