Un « dangereux » point de bascule au Moyen-Orient
Des experts font le point après l’attaque d’envergure de l’Iran sur Israël ce week-end
L’Iran a lancé dans la nuit de samedi à dimanche une attaque d’envergure sur Israël, une première incursion sur le territoire de son ennemi juré dans la « guerre indirecte » à laquelle se livrent les deux pays. Alors que la communauté internationale cherche à calmer le jeu afin d’éviter une escalade de la violence au Moyen-Orient, cette attaque marque-t-elle le début d’un conflit ouvert entre l’État hébreu et la République islamique ? Des experts font le point.
« Si l’Iran avait voulu ouvrir une guerre totale avec Israël, on aurait vu le Hezbollah et d’autres groupes soutenus par l’Iran en Irak, en Syrie, au Yémen […] entrer dans le conflit à grande échelle », affirme d’emblée Thomas Juneau, professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa.
Or, le Hezbollah libanais et les rebelles yéménites houthis ont certes tiré des roquettes et des drones en direction du territoire israélien, sans toutefois s’impliquer plus largement dans l’opération. « Ça doit absolument être interprété comme un signal de l’Iran qu’on ne souhaite pas l’escalade, qu’on ne souhaite pas la guerre totale, soutient M. Juneau. Mais c’est dangereux, c’est risqué. »
« Plus de 350 » projectiles, « des missiles balistiques, des missiles de croisière, des roquettes et des drones » ont été lancés par l’Iran en direction d’Israël, selon son armée. Seuls quelques missiles balistiques « sont entrés et ont touché légèrement » une base militaire, qui reste en activité, a affirmé le contre-amiral Daniel Hagari, qui a aussi fait état de plusieurs blessés légers, ainsi qu’une fillette de 7 ans admise aux soins intensifs.
« C’est énorme, c’est une attaque de grande ampleur », affirme Thomas Juneau, qui conseille de ne pas prendre cet avertissement de l’Iran à la légère. « Il ne faut pas donner l’impression que “symbolique” veut dire mineure ou marginale. »
Vers une réplique d’Israël ?
Maintenant, faut-il craindre un affrontement direct entre les deux nations rivales ? « Tout va dépendre de la nature de la riposte d’Israël, estime Thomas Juneau. Si Israël répond à grande échelle aujourd’hui ou demain, il y aura une autre riposte iranienne, c’est sûr. Et c’est là où on entre dans des scénarios d’escalade que presque tout le monde veut éviter, y compris l’Iran et les États-Unis. »
Une contre-attaque mesurée de l’État hébreu, qui ne toucherait pas frontalement l’Iran et qui ne surviendrait pas à court terme, nous ramènerait dans le contexte qui a précédé la frappe de cette fin de semaine, d’après le professeur.
La nature de la réponse israélienne sera assurément révélatrice de ses intentions, juge M. Juneau. « Il y a beaucoup de gens en Israël qui pensent, et pas à tort, que, dans un scénario où Israël ne ferait rien, aujourd’hui, demain, cette semaine, ça enverrait un message d’impunité à l’Iran. »
Mais pour Thomas Juneau, le premier ministre israélien, Benjamin Nétanyahou, est plus prudent qu’on le pense : « Un scénario de guerre totale avec l’Iran, […] j’ai quand même tendance à penser qu’il va être très hésitant, parce que ça devient extrêmement déstabilisant et coûteux. »
« Il semble qu’il y ait un engagement de M. Nétanyahou en personne et des Israéliens en général sur le fait qu’aucune frappe contre l’Iran ne devrait se faire sans coordination avec les États-Unis », indique Sami Aoun, professeur émérite de sciences politiques à l’Université de Sherbrooke. « Ça, semble-t-il, c’est clair », dit celui qui penche aussi vers l’hypothèse d’un retour à une guerre « limitée et ciblée », bien qu’une contre-offensive en sol iranien demeure possible.
Orchestrée
Au début du mois, Téhéran avait promis une riposte à Israël après une frappe sur le consulat iranien à Damas qu’il lui a imputée. Celle-ci avait notamment coûté la vie à deux hauts gradés des Gardiens de la Révolution
Il semble qu’il y ait un engagement de M. Nétanyahou en personne et des Israéliens en général sur le fait qu’aucune frappe contre l’Iran ne devrait se faire sans coordination avec les États-Unis SAMI AOUN
responsables de la force Qods, chargée des opérations à l’extérieur de la République islamiste.
« C’est une guerre qui a été orchestrée, mesurée et préparée en avance », explique Sami Aoun. Les Iraniens avaient déjà largement alerté les pays avoisinants de leur réplique, et Israël était informé par les États-Unis que la frappe ne toucherait ni les grandes villes ni des cibles militaires, avance-t-il.
À quoi, alors, a servi cette offensive ? « La vérité, [c’est que] ce n’est pas une déclaration de guerre ouverte, mais pratiquement, c’est simplement pour sauver la face », selon le professeur. « Les Iraniens se sont sentis humiliés et frappés dans leur dignité » après l’attaque sur leur consulat dans la capitale syrienne. Ils ont perçu que leur image était ternie dans le monde arabe, et même dans le monde musulman, poursuit-il.
Par ce geste, Téhéran « regagne une certaine respectabilité dans ce qu’on appelle “l’axe de résistance”, c’est-à-dire ses différentes milices », conclut Sami Aoun.
Gains stratégiques pour Israël
Dimanche, Israël s’est vanté de la « défense sans précédent » qu’il a opposée à l’attaque iranienne, de pair avec les États-Unis et plusieurs pays alliés, dont la France et le Royaume-Uni. Près de 99 % des drones et missiles eux ont été interceptés.
« C’était la première fois qu’une telle coalition travaillait ensemble contre la menace de l’Iran et de ses mandataires au Moyen-Orient », a affirmé le porte-parole de l’armée israélienne, Daniel Hagari.
Un gain stratégique pour l’État hébreu, croit Sami Aoun, pour qui le succès de cette résistance remet audevant de la scène la solidité de ses relations avec l’Occident. Réunis par visioconférence, dimanche, les dirigeants des pays du G7 ont d’ailleurs condamné « unanimement » l’attaque iranienne, appelé « toutes les parties » à la « retenue » et affirmé leur « plein soutien » à Israël, se disant « prêts à prendre des mesures » contre Téhéran « en réponse à de nouvelles initiatives de déstabilisation ».
Israël se réassure par la même occasion du soutien clé des États-Unis, son allié historique et avec qui les liens ont dernièrement été mis à l’épreuve par les opérations militaires dans la bande de Gaza. « On voit que le conflit entre Biden et Nétanyahou est “déclassé” », évoque Sami Aoun, les tensions avec les Américains s’étant temporairement volatilisées.
L’ambassadeur israélien à l’ONU a aussi appelé dimanche le Conseil de sécurité à imposer « toutes les sanctions possibles » contre l’Iran, après l’attaque sur son territoire.
Aux yeux du professeur, cette attaque risque d’être instrumentalisée par l’État hébreu afin de détourner l’attention de la guerre désastreuse à Gaza : « Israël, qui a été considéré comme agresseur dans les derniers mois, maintenant va profiter de l’image de victime. »