Le Devoir

12 citoyens ordinaires pour un procès extraordin­aire

La justice new-yorkaise réussira-t-elle à trouver un jury impartial pour le procès au criminel de Donald Trump ?

- FABIEN DEGLISE

L’histoire s’est écrite à New York lundi matin avec l’ouverture du tout premier procès criminel impliquant un ancien président américain, Donald Trump, accusé d’avoir falsifié des documents comptables pour dissimuler le versement d’un pot-de-vin à une actrice pornograph­ique.

Cet affronteme­nt spectacula­ire entre le populiste et la justice s’est amorcé avec la délicate sélection du jury qui, dans les prochaines semaines, aura en main le destin du candidat républicai­n à l’élection présidenti­elle. Un exercice compliqué tant par le caractère impétueux et incontrôla­ble de l’accusé que par la nature singulière et hautement médiatisée de ce procès.

« La sélection de ce jury va être très difficile, en raison de la grande polarisati­on qui s’est installée dans notre pays, mais aussi à cause de Donald Trump lui-même, qui mène une vigoureuse campagne dans la presse depuis des mois pour affirmer qu’il ne devrait pas être poursuivi », résume en entrevue Valerie Hans, professeur­e de droit à l’Université Cornell et sommité en matière de procès criminel et de formation de jury aux États-Unis. « Bien sûr, le tribunal dispose de plusieurs outils pour surmonter ces difficulté­s. Et je reste optimiste sur le fait que le juge et les avocats vont réussir à sélectionn­er un jury juste et impartial dans cette affaire. »

Le processus risque toutefois de prendre plusieurs jours afin de traquer préjugés, inclinatio­ns politiques, partis pris ou arrière-pensées dans le bassin de plusieurs centaines de New-Yorkais convoqués par le tribunal de Manhattan — et dont 12 personnes seront extraites minutieuse­ment afin de décider de la culpabilit­é (ou pas) de l’ex-président des États-Unis.

Le tout sous le regard non seulement des partisans radicalisé­s du républicai­n, mais aussi des Américains dans leur ensemble et du reste du monde.

« Ce ne sera pas facile de trouver des jurés qui n’ont pas de sentiments à l’égard de Trump », dit Cheryl Bader, spécialist­e en droit criminel à l’Université Fordham, jointe par Le Devoir. « La clé va donc être de trouver des personnes qui n’ont pas une opinion trop tranchée sur lui, qui vont être capables de mettre de côté tout ce qu’elles ont entendu sur cette affaire, pour pouvoir le juger avec justesse dans un esprit ouvert. »

L’exercice est loin d’être une sinécure à New York, où 70 % des 1,1 million d’électeurs inscrits à Manhattan, l’arrondisse­ment où se tient le procès, sont démocrates. Et où l’accusé est connu comme le loup blanc, pour de bonnes et de mauvaises raisons.

Sa réputation s’est construite au rythme des immeubles qu’il a fait émerger dans le ciel de la mégalopole depuis les années 1980, mais aussi de l’extravagan­ce d’une vie, d’affaires, de relations et de frasques minutieuse­ment racontées pour favoriser la présence de son nom non seulement au sommet d’un gratte-ciel, mais aussi en première page des tabloïds. Une image fort entachée depuis par ses quatre années chaotiques à la Maison-Blanche, par sa tentative d’annulation des élections de 2020, par ses accointanc­es avec plusieurs autocrates et dictateurs, et par plusieurs condamnati­ons récentes par la justice de l’État.

Il a notamment été reconnu responsabl­e d’agression sexuelle à l’encontre de l’écrivaine E. Jean Carroll, et un jury l’a condamné fin janvier à verser à cette dernière plus de 83 millions de dollars en dommages pour diffamatio­n. Sa dernière présence dans un tribunal de la ville, dans le cadre d’un procès au civil, s’est soldée en février dernier par une autre condamnati­on pour fraude orchestrée au sein de la Trump Organizati­on. Il fait face depuis à une amende exemplaire de près d’un demi-milliard de dollars.

Et « le problème dans cette affaire » de pot-de-vin et de falsificat­ion de documents comptables, fait remarquer en entrevue Margaret Bull Kovera, professeur­e de droit au Collège de justice criminelle John Jay de New York, « c’est qu’il n’existe pas non plus d’autre lieu, d’autre juridictio­n vers lesquels la déplacer et qui n’auraient pas été exposés au même niveau élevé de publicité ».

Toute partialité rejetée

Dans ce contexte, le juge Juan Merchan, qui préside ce procès historique, a indiqué qu’il allait révoquer l’ensemble des candidats jurés indiquant clairement un parti pris ou déclarant ne pas pouvoir juger l’affaire équitablem­ent — le tout sans possibilit­é pour les procureurs de l’État et les avocats de la défense de « réhabilite­r » un tel candidat juré écarté, comme cela peut être le cas dans d’autres causes moins médiatisée­s.

« Ce processus de réhabilita­tion n’est pas particuliè­rement efficace, d’ailleurs », ajoute Mme Bull Kovera, qui a mené plusieurs recherches sur cette stratégie dans le cadre de ses travaux. « La décision du juge de révoquer tout juré qui exprime des inquiétude­s sur sa partialité ne peut donc que se traduire par un jury qui va être plus équitable. »

Autre décision remarquée : le juge Merchan a ordonné que l’anonymat des jurés soit assuré afin de réduire les risques de harcèlemen­t, de manipulati­on et d’intimidati­on « par des ultraloyal­istes de Trump », souligne Cheryl Bader. Le milliardai­re républicai­n est devenu un incroyable moteur de violence politique aux États-Unis depuis sa défaite de 2020.

Les avocats de Donald Trump connaîtron­t toutefois leur identité, mais n’auront pas accès à leur adresse. L’exprésiden­t américain s’est aussi fait imposer une injonction du tribunal l’empêchant de rendre publiques toutes les informatio­ns sur les jurés détenues par son équipe d’avocats. Des informatio­ns cruciales, tant pour les procureurs que pour la défense, issues des formulaire­s remplis par les candidats, mais aussi de recherches menées en ligne par les deux camps afin de prendre le pouls de leurs valeurs et ainsi de tenter d’instiller dans le jury des idées qui leur seraient favorables. « Donald

Donald Trump et ses avocats vont certaineme­nt rechercher des candidats qui remettent en question l’autorité et qui cherchent des réponses “alternativ­es” aux problèmes tout en se méfiant du gouverneme­nt » THADDEUS HOFFMEISTE­R

Trump et ses avocats vont certaineme­nt rechercher des candidats qui remettent en question l’autorité et qui cherchent des réponses “alternativ­es” aux problèmes tout en se méfiant du gouverneme­nt », prédit Thaddeus Hoffmeiste­r, professeur de droit à l’Université de Dayton, en Ohio, joint par Le Devoir.

Le camp du populiste devrait favoriser les hommes blancs issus de la classe ouvrière, moins éduqués ou plus réceptifs au complotism­e, parfois employés de la fonction publique dans le maintien de l’ordre, de la sécurité ou de l’entretien ; les procureurs de l’État, eux, devraient préférer se tourner vers des candidats « plus éduqués, qui lisent et écoutent les médias plus progressis­tes, mais aussi des penseurs nuancés capables d’aborder les problèmes sous plusieurs angles », estime Cheryl Bader.

Au passage, la spécialist­e en droit criminel minimise toutefois l’importance de cette « science », qu’elle considère comme incertaine : « Même s’il s’agit d’une phase importante d’un procès, les avocats surestimen­t leur capacité à prévoir une manière de voter en se basant sur des informatio­ns démographi­ques générales et en soumettant un candidat à une poignée de questions. »

En effet, pour le groupe de 12 jurés choisi, cette décision, ce vote, arrivera au terme de plusieurs semaines d’audiences, d’éléments de preuves, de témoignage­s et de contre-témoignage­s. Des éléments qui, au bout du compte, restent sans doute plus déterminan­ts dans l’ancrage ou la mise à mal des préjugés d’un jury — y compris lorsqu’il s’agit de décider du sort d’un ex-président.

 ?? SPENCER PLATT GETTY IMAGES AGENCE FRANCE-PRESSE ?? Des détracteur­s de Donald Trump se sont rassemblés devant le tribunal pénal de Manhattan pour le début du tout premier procès au criminel contre un ancien président des États-Unis, lundi, à New York.
SPENCER PLATT GETTY IMAGES AGENCE FRANCE-PRESSE Des détracteur­s de Donald Trump se sont rassemblés devant le tribunal pénal de Manhattan pour le début du tout premier procès au criminel contre un ancien président des États-Unis, lundi, à New York.

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