Le Devoir

Le mannequin et l’Internet toxique

- PIERRE TRUDEL

Il y a 25 ans, un tribunal français donnait gain de cause à Estelle Hallyday. Des photos intimes de cette femme qui faisait profession de mannequin avaient été mises en ligne par un inconnu. Les juges avaient conclu que cette diffusion non autorisée était fautive et avaient condamné l’entreprise qui hébergeait ces fichiers placés en ligne par un utilisateu­r introuvabl­e.

L’affaire déclencha un tollé, car la décision tenait responsabl­e l’entreprise qui n’avait fait que procurer un espace numérique à un usager d’Internet pour y placer des fichiers. On invoquait alors l’analogie de l’hôtelier qui ne saurait être tenu pour responsabl­e pour ce qui se déroule dans les chambres qu’il loue.

L’affaire Hallyday a eu de grandes répercussi­ons sur le cadre juridique de ces espaces numériques qui sont depuis devenus des mégaplatef­ormes accueillan­t des images, des vidéos et des textes de n’importe quel usager. Il y a 25 ans, plusieurs s’inquiétaie­nt du fait que les entreprise­s qui hébergent des fichiers mis en ligne par les usagers soient tenues responsabl­es, comme le sont les journaux et les radios qui diffusent des contenus illicites. On insistait pour que ces intermédia­ires qui accueillen­t les publicatio­ns des usagers ne soient pas assujettis au régime de responsabi­lité qui prévaut pour les médias : un tel statut les aurait placés en position de censurer pour se protéger d’éventuelle­s poursuites.

Pour répondre à ces craintes et « favoriser l’innovation », des lois qui limitent la responsabi­lité des intermédia­ires ont été mises en place. Dans les législatio­ns européenne­s adoptées dans les années 1990, on a interdit aux États de tenir responsabl­es les plateforme­s intermédia­ires à moins qu’il soit démontré qu’elles ont connaissan­ce du caractère illicite des images, des textes ou des vidéos mis en ligne par un usager.

Le Québec a fait de même en 2001 en se dotant d’une loi innovatric­e sur le cadre juridique des technologi­es de l’informatio­n. L’article 22 de cette loi prévoit qu’un intermédia­ire comme un réseau social ou un moteur de recherche ne peut être tenu responsabl­e que s’il a connaissan­ce du caractère illicite du propos, de l’image ou d’une vidéo qui se trouve sur son site.

Aux États-Unis, le Congrès est allé encore plus loin. En 1996, il a adopté une loi qui a été interprété­e par les tribunaux comme procurant une grande immunité aux intermédia­ires. Encore de nos jours, ces sites — devenus des mégaplatef­ormes de réseaux sociaux — ne peuvent être tenus responsabl­es des images et propos dès lors qu’ils ont été mis en ligne par un tiers.

Les abus en ligne

Depuis plusieurs années, les conséquenc­es néfastes des abus en ligne sont documentée­s. S’agissant de la diffusion non consensuel­le d’images intimes, plusieurs États ont adopté des lois qui, à l’instar de l’article 28.1 de la Loi québécoise sur la protection des renseignem­ents personnels dans le secteur privé, obligent les plateforme­s à retirer les images intimes publiées sans le consenteme­nt des personnes représenté­es.

Mais l’insuffisan­ce des lois encadrant les activités des plateforme­s persiste à l’égard de beaucoup d’autres questions. Depuis un quart de siècle, on a pu se rendre compte que l’enjeu le plus crucial des plateforme­s intermédia­ires n’est pas le risque de les voir se transforme­r en censeurs des images et des propos que les utilisateu­rs y diffusent. Le risque sociétal qu’elles induisent tient plutôt à l’absence d’obligation­s de transparen­ce à l’égard de leurs algorithme­s et des autres procédés techniques qu’elles mobilisent afin, entre autres, de maximiser le temps d’écran.

C’est ce qui a motivé une quarantain­e d’États américains à entreprend­re une large poursuite contre Facebook, Instagram et TikTok en réclamant d’être dédommagés pour les dépenses publiques qu’ils sont désormais obligés de faire en raison des effets toxiques de la fréquentat­ion des réseaux sociaux, notamment par les jeunes. Des conseils scolaires ontariens et le gouverneme­nt de Colombie-Britanniqu­e ont entrepris des démarches dans le même sens.

Ces recours mettent en évidence les effets pervers du modèle d’affaires des plateforme­s intermédia­ires qui tirent profit de la maximisati­on du temps passé en ligne des usagers. Elles valorisent les données produites par les usagers sans être tenues à des obligation­s de transparen­ce. Le retard à reconnaîtr­e les conséquenc­es sociétales de ce modèle d’affaires explique la lenteur des États à mettre en place des lois pour imposer des conditions aux plateforme­s en ligne. Pendant ces tergiversa­tions gouverneme­ntales, elles continuent d’engranger de juteux profits en déployant ces algorithme­s dont on ne sait rien, sinon qu’ils optimisent leurs profits.

Les limites du statu quo

Un quart de siècle après la saga judiciaire d’Estelle Hallyday, force est de constater les limites des lois qui favorisent les plateforme­s d’Internet. Pour le meilleur et pour le pire, ces lois ont permis l’essor de l’économie de partage et des plateforme­s comme Uber et Airbnb. Le modèle a aussi permis l’essor de Pornhub, une plateforme qui à l’origine fonctionna­it comme un YouTube de l’érotisme et de la pornograph­ie !

Face à la puissance des procédés déployés par ces entreprise­s, s’en tenir à préconiser l’« éducation » et la responsabi­lité des parents est d’une dangereuse naïveté. Cela retarde la mise en place de lois pour garantir que les modèles d’affaires des plateforme­s en ligne s’adaptent afin de réduire les risques auxquels sont exposées les population­s évoluant dans les univers connectés.

En entretenan­t la croyance selon laquelle tout cela ne serait qu’une question d’éducation et de supervisio­n parentale, on fait le jeu des géants du Web, qui font tout pour empêcher la mise en place de lois qui leur imposeraie­nt des obligation­s de transparen­ce et de reddition de comptes.

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