Être enfant dans ce monde néolibéral
Inutile de presser les petits pour les rendre trop vite autonomes et raisonnables
Pourquoi oublions-nous « l’éléphant dans la pièce » ? De nombreux articles sortent ces jours-ci sur l’enfance et cherchent à circonscrire les racines du mal qui ronge nos petits. Tantôt l’enfant tyran, tantôt le parent défaillant, parfois l’enseignant incompétent, aussi les écrans avilissants. Tout le monde y passe.
Les enfants sont décrits comme des rois tyrans, supposément pervertis par les jeux vidéo ou hypnotisés par les réseaux sociaux, de grands méchants actuels facilement désignés par les adultes : des adultes tout aussi rois, incapables de se défaire de leur précieux appendice numérique « intelligent », incapables de composer avec des frustrations minimes qui désormais amènent rage, récrimination, menaces, dans un tout-puissant « c’est mon droit ». L’adulte est dans une temporalité du tout, tout de suite, rapide et satisfaisant.
Mais ne nous égarons pas et parlons des enfants. En effet, c’est bien là (eux ?) le problème.
Ces petits ne s’étant pas auto-engendrés (pas encore du moins), ils sont donc le fruit de ce que nous appelons « parents ». Tantôt jugés désengagés, laxistes, trop ou pas assez, les parents semblent être pour beaucoup les responsables suprêmes de la faillite de l’enfance. Il faudrait même, comme en France, punir les parents défaillants à coups de contraventions pour les « responsabiliser » et leur rappeler que, comme un préfet de police le dit, « avec les enfants, c’est une bonne claque et au lit »…
L’école n’échappe pas à la désignation évidemment, et les professeurs grévistes seraient alors responsables des retards scolaires et des échecs à venir. On pourra d’ailleurs porter plainte a posteriori pour l’échec de notre grand dans quelques années à cause du retard pris en 2023…
« Gardienne virtuelle »
Les écrans et les réseaux, évidemment, sont une plaie réelle, mais questionnonsnous sur ce qui fait que les jeunes préfèrent se précipiter sur cette vie virtuelle, où ils ont encore le loisir d’être ce qu’ils ne peuvent plus être dans la vraie vie (aventurier, explorateur, bâtisseur) et exprimer un pulsionnel qui, habituellement, s’exprimait dans le jeu (réel) avec les copains et dans la nature. Pourquoi nos adolescents préfèrent-ils échapper à la difficulté du rapport humain ? Qu’estce qui leur a été, ultimement, retiré dans le vrai monde pour qu’il le recherche si avidement ailleurs ?
Comme de nombreux sociologues le soulignent, les parents, bien « avisés » par des conseils mettant en garde contre la dangerosité du monde, ont petit à petit rapatrié leur progéniture dans le cocon familial pour leur éviter tout danger : l’extérieur, la nature, les autres. Il a bien fallu trouver alors une gardienne virtuelle qui s’est appelée télévision puis jeux vidéo et se nomme maintenant téléphone cellulaire.
Les marchands du virtuel ne s’y sont pas trompés en proposant toujours plus de mondes incroyables pour accéder à une vie trépidante en quelques clics. Qui résisterait à un tel appel, spécialement avec un cerveau immature et l’accord tacite initial du parent ?
Les marchands… Nous arrivons à l’éléphant dans la pièce, dont personne ne parle.
Un paradigme dangereux
J’ai rencontré récemment Michel Vandenbroeck, docteur en sciences de
l’éducation belge, qui vient de publier Être parent dans notre monde néolibéral.
Le voilà, l’éléphant. Ce livre pourrait être retitré : « Être enfant dans ce monde néolibéral ». Il parle de la marchandisation de l’enfance pensée en termes économiques et de « capital humain » à investir pour un retour sur investissement attendu ! Il rappelle que, dans les sciences éducatives, l’un des auteurs les plus cités est le Nobel d’économie James Heckman, dont l’outil économétrique prouve qu’investir en enfance et à son développement apporte un retour sur l’investissement non négligeable.
Les enfants sont victimes de cette précipitation folle de leur développement dans une dynamique capitaliste, productiviste et d’efficacité à tous crins. Il s’agit de faire pousser les enfants très vite, quitte à les doper quand ils ne répondent pas assez bien au processus de gavage et d’agriculture intensive. Accélérer la temporalité de l’enfance pour les rendre très vite autonomes, raisonnables et… adultes.
En bref, les aider « en toute bienveillance » à guérir de cette étape pourrie qui serait l’enfance. Comme guérir d’une maladie…
Voilà ce que nous ne nommons pas assez. Parents, professeurs, médecins, adultes, tous sont coincés par cette hégémonie culturelle à laquelle ils essaient de résister de temps en temps, mais qu’ils encouragent aussi de façon inconsciente. Parce que nous avons tous intériorisé l’idée d’une responsabilité individuelle face à l’enfance et désignons facilement des coupables. Parfois, c’est « juste » l’enfant le coupable, lui qui n’est pas capable de se conformer [à ce qu’on attend de lui] (et dans ce cas-là, j’arrive au bout de la chaîne pour « réparer le bris de fonctionnement » après l’avoir étiqueté puis parfois médicamenté).
Si personne n’est coupable, nous avons tous la responsabilité de dire stop et de sortir de ce paradigme dangereux qui sacrifie l’enfance. Face à ces responsabilités individuelles bien pratiques, l’État se désengage en permanence, nous laissant nous agiter dans la bouette, en bas.
Alors, comme je l’appelle dans mon essai, désobéissons de manière créative et développons des actions locales et citoyennes pour sortir de cette hégémonie. Rappelons à qui (ne) veut (pas) l’entendre que l’enfance n’est pas une maladie.