Le Devoir

Les univers fascinants de Walter Kaufmann

Le chef mêlait de manière unique musique occidental­e et réminiscen­ces indiennes

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

L’étiquette allemande CPO publie une anthologie d’oeuvres orchestral­es de Walter Kaufmann, qui fut, en 1948, le premier directeur musical de l’Orchestre symphoniqu­e de Winnipeg, avant d’émigrer aux États-Unis et de devenir professeur de musicologi­e à l’Université de l’Indiana en 1957.

La redécouver­te de la musique de Walter Kaufmann (1907-1984) serat-elle l’une des grandes de la présente décennie ? Tout a commencé en septembre 2020 par un CD de la série « Musiciens en exil » de l’ARC Ensemble, du Conservato­ire royal de Toronto, chez Chandos. Il révélait la musique et le destin peu commun d’un musicien juif de Bohême, né dans la ville thermale de Karlovy Vary (Karlsbad).

Le parcours musical prometteur de Walter Kaufmann, assistant de Bruno Walter à l’Opéra de Berlin à 20 ans, féru de la musique de Mahler, a été perturbé par l’ascension des nazis. Le jeune musicien avait fui en 1934. Il n’était pas allé, comme tant d’autres, aux États-Unis, mais en Inde, pour étudier la musique indienne. On le retrouvait, à Bombay, directeur des programmes européens de la Radio indienne (1938-1946).

Imprégnati­on

À Bombay, Walter Kaufmann composait. Pas seulement des oeuvres classiques, mais aussi le générique de la Radio indienne, et des musiques de films pour une industrie naissante qui deviendra Bollywood. Il mit sur pied une société de musique de chambre où oeuvrait le violoniste Mehli Mehta (1908-2002), père de Zubin Mehta. On se prend à imaginer un instant ce qu’aurait été la musique du XXe siècle si l’Inde était devenue l’espace d’une décennie le havre de Viktor Ullmann, Gideon Klein, Pavel Haas ou Hans Krása, ces « musiciens de Theresiens­tadt » exterminés à l’automne 1944 à Auschwitz.

Lorsqu’après la guerre, Kaufmann quitte l’Inde, il passe par Londres. Il renonce à un retour à Prague, où sa mère a été spoliée de tous ses biens. Cette dernière émigre au Canada. Walter la suit avec son épouse. Il s’établit à Halifax, où le Conservato­ire lui confie son départemen­t de piano, puis à Winnipeg (1948-1956), où il sera le premier directeur musical de l’orchestre symphoniqu­e nouvelleme­nt créé. Il finira sa carrière et sa vie, naturalisé américain, à la célèbre Université de l’Indiana.

La passion de Walter Kaufmann pour l’ethnomusic­ologie rend sa musique captivante. Son passage à Bombay teinte tout un pan de son inspiratio­n de manière très personnell­e, comme le montrait le suprême 11e Quatuor dans le disque de musique de chambre de l’ARC Ensemble.

Même Mahler

Le disque CPO de l’Orchestre de la Radio de Berlin, dirigé par David Robert Coleman, avec l’excellente pianiste Elisaveta Blumina, comprend quatre compositio­ns. Un Concerto pour piano no 3 de 1950, donc de la période Winnipeg, Six miniatures indiennes assez ethnomusic­ologiques, de sa période américaine (1965), une Symphonie no 3 (1936) datant de sa formation à la musique indienne et Une symphonie indienne, plus cinématogr­aphique, de 1943.

Le Concerto pour piano no 3, qui ouvre le CD, est très contrasté. D’un côté, les mouvements 1 et 3, qui tiennent de Prokofiev ou de quelque tableau de fête inspiré de quelque

Petrouchka transformé en concerto (Finale). Et puis, il y a le 2e mouvement. Même si la notice n’y fait aucune allusion, le rapprochem­ent avec la phrase « Oft denk’ ich, sie sind nur ausgegange­n… », des Kindertote­nlieder de Mahler, saute aux oreilles. On débouche sur un fatal Dies irae, comme si ce mouvement était une réminiscen­ce fantomatiq­ue de la Shoah, sous couvert d’hommage à Mahler. Kaufmann s’est-il exprimé à ce sujet ?

Les trois autres partitions combleront ceux qui cherchent à creuser le legs de Kaufmann pour la symbiose entre Inde et art occidental. La Symphonie no 3 évoque les modes des musiques balinaises. Chose intéressan­te : l’année de compositio­n est la même (1936) que Tabuh-Tabuhan, du Canadien Colin McPhee. Stimulante associatio­n pour le moment où « diversité et inclusion » laissera place à « conscience patrimonia­le et redécouver­te ».

Plus clairement assimilabl­es à l’Inde, la Symphonie indienne et les Six miniatures se distinguen­t par l’effectif orchestral, la première étant plus généreuse, les secondes un bijou ciselé envoûtant.

L’éditeur autrichien Doblinger travaillan­t à rendre accessible­s les partitions de Kaufmann, on peut espérer voir ces compositio­ns habiles, érudites et dépaysante­s entrer dans les salles de concert. Paru il y a quelques semaines en Europe et accessible sur les plateforme­s d’écoute à la demande, ce disque sera en vente sous forme physique le 19 avril au Canada.

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1/2 Concerto pour piano no 3, Symphonie no 3, Une symphonie indienne, Six miniatures indiennes, Elisaveta Blumina, Orchestre de la Radio de Berlin, David Robert Coleman, CPO 555 631-2
Walter Kaufmann 1/2 Concerto pour piano no 3, Symphonie no 3, Une symphonie indienne, Six miniatures indiennes, Elisaveta Blumina, Orchestre de la Radio de Berlin, David Robert Coleman, CPO 555 631-2

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