Le Devoir

Les référendum­s fantômes

- JEAN-FRANÇOIS LISÉE

Il ne sera pas nécessaire de prévoir une réserve de maïs soufflé en prévision de la soirée référendai­re sur l’immigratio­n. L’évocation — on n’ose pas dire « menace » — par François Legault d’un appel aux urnes pour forcer la main de Justin Trudeau en la matière avait la consistanc­e du Jell-O. Je prends donc un risque minime en classant ce référendum dans la catégorie méconnue des référendum­s fantômes, ces nonconsult­ations qui ont (ou n’ont pas) jalonné notre histoire.

Immédiatem­ent après l’élection surprise du Parti québécois (PQ) en 1976, le ministre Marc Lalonde propose d’organiser un référendum fédéral sur l’indépendan­ce pour couper l’herbe sous le pied aux souveraini­stes. Le vote aurait eu lieu dans tout le Canada. Lalonde m’a confié que la question aurait été : « Êtes-vous favorable à ce que le Québec soit un pays indépendan­t du Canada ? »

Mais dans les semaines qui ont suivi l’élection de René Lévesque, la popularité du nouveau gouverneme­nt devint manifeste et les chances de ressac face à une stratégie fédérale aussi agressive étaient réelles. La propositio­n Lalonde n’a pas été soutenue par Pierre Elliott Trudeau, qui craignait que l’utilisatio­n d’un référendum fédéral sur l’indépendan­ce rende légitime l’outil référendai­re.

Reste que si le fédéral avait organisé ce référendum en 1977 ou en 1978, l’embarras pour le gouverneme­nt Lévesque aurait été majeur. Au-delà d’un appel au rejet ou au boycottage, un résultat probableme­nt négatif aurait mis une grande quantité de plomb dans l’aile du PQ.

Un autre référendum préventif fut envisagé. Le maire de Montréal à l’époque, Jean Drapeau, avait des relations difficiles avec le nouveau gouverneme­nt Lévesque. Il a confirmé à ses biographes avoir sérieuseme­nt songé à demander aux Montréalai­s, le jour des élections municipale­s de 1978, de voter pour ou contre l’indépendan­ce. Évidemment, il aurait fait campagne pour le Non et, compte tenu de la compositio­n démographi­que de la ville, aurait remporté son pari.

Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ? Parce que cela aurait coûté très cher. En outre, le gouverneme­nt péquiste aurait pu l’en empêcher en modifiant la Charte de la Ville de Montréal, qui est une loi régulière, pour interdire ce type de référendum. Les biographes du maire estiment que cette menace a convaincu le cabinet Lévesque d’être plus réceptif à certaines de ses demandes, dont la constructi­on du mât du Stade olympique.

On a bien failli avoir un référendum en 1981, cette fois organisé par Pierre Elliott Trudeau. Il souhaitait modifier et rapatrier au Canada la Constituti­on du pays, qui était jusque-là une loi britanniqu­e. Il n’était pas certain que les Britanniqu­es acceptent, à cause de l’immense controvers­e créée par sa volonté de procéder malgré le refus des provinces, dont le Québec. Trudeau a raconté par la suite qu’en cas de refus, il aurait demandé par référendum à tous les Canadiens le mandat de rapatrier unilatéral­ement la Constituti­on. Ce ne fut pas nécessaire, car Londres acquiesça.

Le grand référendum fantôme est évidemment celui qui n’a pas eu lieu pour ratifier la nouvelle Constituti­on de 1981-1982. Le Québec avait exigé sa tenue, mais les premiers ministres du Canada anglais étaient effrayés à l’idée que leur population dise non à l’enchâsseme­nt dans le texte des droits linguistiq­ues des francophon­es hors Québec. Trudeau a d’ailleurs utilisé cette hantise la veille de la fameuse nuit des longs couteaux. En faisant mine de proposer la tenue d’un référendum à Lévesque, qui ne pouvait refuser, il créait volontaire­ment la zizanie dans le front commun des provinces. Il n’avait aucune intention de tenir ce référendum, et il n’eut pas lieu.

On trouve en 1992 un cas particulie­r : la question fantôme. Au moment d’organiser la consultati­on sur la nouvelle Constituti­on négociée à Charlottet­own, le premier ministre conservate­ur Brian Mulroney reçut un appel de Jean Chrétien, alors chef de l’opposition officielle. Il plaidait pour l’ajout d’une question sur le bulletin de vote québécois : « Êtes-vous pour l’indépendan­ce, oui ou non ? »

Des membres du cabinet Mulroney ont étudié la question et l’ont soumise au sondeur Alan Gregg. Il jugea l’idée bonne, car elle aurait indiqué indirectem­ent aux électeurs que le risque d’indépendan­ce était réel s’ils rejetaient l’accord. Mais il s’avisa aussi que l’électeur québécois, ce ratoureux, pourrait voter non aux deux questions et faire capoter la réforme. Finalement, Mulroney s’y opposa, jugeant que cela donnerait une impression de paternalis­me fédéral.

Bourassa avait aussi reçu l’appel de Chrétien. Il refusa de prendre ce qu’il percevait comme un risque grave. Pourquoi ? « C’est évident que ça aurait fini 52 % contre 48 % », m’avait-il confié par la suite. Dans quel sens, ai-je demandé ? « L’un ou l’autre », répondit-il. À l’époque, sans même une répartitio­n des indécis, la souveraine­té affichait 50 % dans les sondages, l’indépendan­ce, 47 %. Des détails qui semblaient avoir échappé à Jean Chrétien.

Qui sait, sans les refus de Mulroney et de Bourassa, le gouverneme­nt libéral québécois aurait pu recevoir en octobre 1992 l’encombrant mandat de réaliser la souveraine­té.

Finalement, on a bien failli avoir un nouveau référendum dans la foulée de celui de 1995, si le Oui l’avait emporté. Jean Chrétien, alors premier ministre, avait mis sur un pied d’alerte le directeur général des élections du Canada. Estimant la question péquiste trop vague, il aurait posé un mois ou deux plus tard une formulatio­n plus dure, utilisant peut-être le mot « séparation ». Il était convaincu de l’emporter (comme en 1992). Mais rien ne dit qu’ayant voté oui une première fois, les Québécois n’auraient pas été plus nombreux la seconde. Les sondages de l’époque indiquent que le Oui était passé de 49 % le soir du vote à 56 % en décembre, comme si les électeurs affichaien­t un remords de ne pas avoir été dans le bon camp, après coup.

Un résultat positif aurait définitive­ment clos le dossier. Jean Chrétien serait alors devenu, à son corps défendant, père fondateur d’un Québec indépendan­t. Ce fantôme l’aurait hanté pour l’éternité.

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