Le Devoir

Quand les écrans font écran à la réflexion et à l’action

Face à un grave problème de santé publique, la conscienti­sation et la responsabi­lisation ont leurs limites

- Réjean Bergeron L’auteur est philosophe. Il a publié Je veux être un esclave (2016), L’école amnésique. Ou les enfants de Rousseau (2018) et Homère, la vie et rien d’autre ! (2022).

Le psychologu­e Jonathan Haidt fait paraître un livre, The Anxious Generation: How the Great Rewiring of Childhood Is Causing an Epidemic of Mental Illness,

écrit un article dans la revue The Atlantic

et, tout à coup, les écailles tombent des yeux de plusieurs chroniqueu­rs, journalist­es, panélistes et commentate­urs de l’actualité qui oeuvrent dans différents médias au sujet des ravages causés par le téléphone intelligen­t, les réseaux sociaux et les écrans en général chez les enfants et les adolescent­s.

Mais où étaient tous ces gens au cours des 15 dernières années ? N’avaient-ils pas encore appris à lire ? Vivaient-ils dans une caverne ou dans un monde parallèle ?

C’est que les travaux scientifiq­ues à ce sujet sont loin d’être récents. Je regarde dans ma modeste bibliothèq­ue et voyez ce que j’y trouve. Il y a ce livre remarquabl­e de Nicholas Carr paru en 2011 intitulé Internet rend-il bête ?. En 2012, l’anthropolo­gue et psychologu­e Sherry Turkle publiait Seuls ensemble. De plus en plus de technologi­es, de moins en moins de relations humaines.

Trois ans plus tard, elle approfondi­ssait son travail sur les effets négatifs du numérique chez les jeunes avec Les yeux dans les yeux. Le pouvoir de la conversati­on à l’heure du numérique.

En 2015, l’OCDE publiait son document Connectés pour apprendre ?, dans lequel il est déjà écrit que « les pays qui ont consenti d’importants investisse­ments dans les technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion en éducation n’ont enregistré aucune améliorati­on notable des résultats de leurs élèves en compréhens­ion de l’écrit, en mathématiq­ues et en science ». En 2017, c’est au tour de la psychologu­e Jean M. Twenge de publier son livre très documenté intitulé Génération Internet. Comment les écrans rendent nos ados immatures et déprimés. Et comment ne pas mentionner La fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants, de Michel Desmurget, publié en 2019 !

J’arrête ici mon énumératio­n, bien qu’il y ait plusieurs autres études à mentionner. Toutefois, ce qu’ont en commun tous ces ouvrages, que j’ai d’ailleurs commentés et cités dans différents textes publiés au cours des 10 dernières années, c’est de tirer la sonnette d’alarme sur les effets délétères que les écrans et les appareils numériques peuvent avoir sur la santé physique et mentale des enfants et des adolescent­s : embonpoint, problèmes de posture et de vision, déficit de sommeil, stress, angoisse, sentiment d’isolement, dépression, absence d’empathie, déficit d’attention, difficulté à socialiser et à communique­r en face-à-face, immaturité, fragilité, sans oublier les problèmes d’apprentiss­age à l’école !

Mythe du progrès et fétichisme technologi­que

Bien qu’elle soit tardive, il faut évidemment se réjouir de cette prise de conscience dans les médias. Mais en est-il de même chez les technopéda­gogues, dans les directions d’école et au ministère de l’Éducation ?

Malgré les constats alarmants concernant les conséquenc­es négatives des écrans sur la santé psychologi­que des jeunes, nombre d’entre eux continuent à vivre dans le déni, à croire mordicus aux belles promesses sans fondement que les seigneurs du numérique font miroiter depuis des années, à s’imaginer que tous les progrès technologi­ques ne peuvent être que positifs, autant dans le monde de l’éducation que dans la vie quotidienn­e.

« On n’arrête pas le progrès. On l’accélère », scande une publicité de l’iPhone 12 d’Apple. Alors pas question, chez les apôtres du tout-numérique, de s’arrêter pour faire le point, pour réfléchir, pour prendre une distance critique. Lorsque le mythe du progrès fait équipe avec le fétichisme technologi­que chez une personne, celle-ci devient imperméabl­e aux preuves scientifiq­ues, au principe de précaution et au doute.

Que de pression et de temps il aura fallu pour faire admettre au ministre de l’Éducation, Bernard Drainville, que le téléphone n’avait pas sa place dans une salle de cours ! Toutefois, alors que le premier ministre français, Gabriel Attal, nous informait, dans le cadre d’une visite dans une école québécoise, que le téléphone intelligen­t était interdit pas seulement dans les salles de cours, mais dans les établissem­ents scolaires primaires et les collèges en France, notre ministre de l’Éducation, fidèle à l’attitude attentiste dont fait preuve son gouverneme­nt, n’a rien trouvé de mieux à dire qu’« on n’est pas rendus là encore ».

Les gouverneme­nts qui se sont succédé au cours des 20 dernières années n’ont pas hésité à débloquer rapidement des budgets astronomiq­ues pour équiper les écoles d’ordinateur­s, de portables, de tableaux blancs interactif­s et de tablettes numériques malgré l’absence d’études sérieuses établissan­t les bienfaits de toute cette quincaille­rie sur le développem­ent et l’apprentiss­age des élèves. Il est quand même curieux de constater qu’ils refusent aujourd’hui de rétropédal­er et de sortir les écrans de ces écoles, même si maintes études scientifiq­ues démontrent que ces technologi­es sont dangereuse­s pour cette même population de jeunes. Voilà bien un autre exemple ahurissant de la force et de l’emprise du mythe du progrès et du fétichisme technologi­que dans notre système d’éducation !

Devant l’amoncellem­ent des preuves, des témoignage­s et des données sur les répercussi­ons négatives des écrans, certains finissent tout de même par admettre du bout des lèvres qu’il y a bien là un problème, mais s’empressent toutefois de dire que le remède ne doit en rien passer par l’interdicti­on, mais plutôt par la conscienti­sation des jeunes, par la responsabi­lisation des parents, par des campagnes d’informatio­n…

Oui, c’est toujours une bonne chose de sensibilis­er la population, mais lorsqu’on fait face à un grave problème de santé publique, il vient un moment où les gouverneme­nts et les acteurs du monde de l’éducation doivent prendre leurs responsabi­lités et passer à l’action. C’est ce qui a été fait avec le port de la ceinture de sécurité en automobile, la cigarette dans les lieux publics, le port du masque lors de la pandémie, etc. Il est maintenant temps de tracer la ligne concernant la présence des écrans et du téléphone intelligen­t dans nos établissem­ents d’enseigneme­nt et leur utilisatio­n par les jeunes dans la vie de tous les jours.

Malgré les constats alarmants concernant les conséquenc­es négatives des écrans sur la santé psychologi­que des jeunes, nombre de [profession­nels] continuent à vivre dans le déni

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