Le Devoir

Le recours aux agences explose en centres jeunesse

Un CIUSSS à Montréal a dépensé près de 12 millions pour recourir à de la main-d’oeuvre indépendan­te

- MARIE-EVE COUSINEAU LE DEVOIR

Le recours aux agences de placement de personnel explose dans les centres jeunesse et les foyers de groupe à Montréal. Les éducateurs spécialisé­s et les agents d’interventi­on du privé y ont travaillé plus de 185 000 heures du 1er avril 2023 au 31 mars 2024, soit près de deux fois et demie plus que l’année précédente. Montant de la facture : 11,8 millions de dollars, a appris Le Devoir. Un phénomène qui prend racine ailleurs au Québec et que le gouverneme­nt veut enrayer.

Il y a cinq ans, les éducateurs spécialisé­s et les agents d’interventi­on d’agences privées étaient absents des centres jeunesse et des foyers de groupe dans la métropole. Le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal a fait appel à eux en 2020 : cette année-là, ils ont effectué près de 2000 heures dans ces installati­ons, selon des données obtenues à la suite d’une demande d’accès à l’informatio­n. Depuis, le recours à la main-d’oeuvre indépendan­te n’a cessé de grimper, pour atteindre un sommet en 2024. « Il y a vraiment une demande très importante de jeunes à héberger en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse, justifie Jason Champagne, directeur du programme jeunesse au CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal. On a dû ouvrir trois unités de débordemen­t, en plus de reconfigur­er deux autres unités pour accueillir des jeunes. » La pénurie d’éducateurs spécialisé­s étant « assez incroyable », il a fallu faire appel au privé pour pourvoir ces nouveaux quarts, explique-t-il.

Selon lui, ces unités resteront ouvertes « encore pour plusieurs mois », car la pression ne diminue pas. « Premièreme­nt, il faut mettre une chose au clair : on a l’obligation d’offrir ce servicelà, martèle M. Champagne. On le sait que ça coûte cher, de la main-d’oeuvre indépendan­te, mais il faut héberger nos jeunes. Donc, il est hors de question qu’on coupe de ce côté-là. »

Que fera le CIUSSS alors ? À partir du 20 octobre, Québec interdira aux établissem­ents de santé de Montréal, de Laval, de la Montérégie, de la Capitale Nationale et de ChaudièreA­ppalaches de recourir aux services d’une agence de placement de personnel. Les autres régions bénéficier­ont d’un plus long délai, pouvant s’étaler jusqu’au 18 octobre 2026.

Le CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-deMontréal répond qu’il mène une « offensive » afin de rapatrier des profession­nels du privé dans le réseau public. Il affirme en avoir embauché jusqu’à présent 255, tous types d’emploi confondus (infirmière­s, infirmière­s auxiliaire­s, etc.). Selon Jason Champagne, le

On a l’obligation d’offrir ce service-là. On le sait que ça coûte cher, de la main-d’oeuvre indépendan­te, mais il faut héberger nos jeunes. Donc, » il est hors de question qu’on coupe de ce côté-là.

JASON CHAMPAGNE

recrutemen­t d’éducateurs est « un petit peu plus difficile ». « Il y en a plusieurs qui nous disent : “On va attendre de voir si effectivem­ent il va y avoir une interdicti­on de la main-d’oeuvre indépendan­te [au CIUSSS]” », précise-t-il.

Quoi qu’il en soit, le CIUSSS tente de « réduire au maximum » l’impact de la main-d’oeuvre indépendan­te sur les jeunes, assure Jason Champagne. Le personnel d’agence bénéficie de la même formation que les nouveaux employés du CIUSSS, précise-t-il.

En région aussi

Le CISSS de la Gaspésie se tourne aussi vers les agences de placement de personnel. La main-d’oeuvre indépendan­te a effectué plus de 19 000 heures de travail en centres jeunesse entre le 1er avril 2023 et le 31 mars 2024, pour un coût total d’environ 2,5 millions de dollars. C’est huit fois plus d’heures qu’en 2019-2020.

Le CISSS de Laval, lui, rapporte avoir dépensé 3,1 millions de dollars entre le 1er avril 2023 et le 24 février 2024 pour l’embauche en centres jeunesse de profession­nels provenant du privé (intervenan­ts psychosoci­aux, agents d’interventi­on, travailleu­rs sociaux, etc.). Ces derniers y ont effectué environ 39 000 heures, contre 30 000 l’année précédente.

Pour une première fois l’année dernière, le CIUSSS du Saguenay−LacSaint-Jean a fait appel à des agences pour ses centres jeunesse. L’établissem­ent de santé indique avoir dépensé 2,9 millions de dollars pour plus de 28 000 heures travaillée­s entre le 1er avril 2023 et le 31 mars 2024. Il explique faire face à une augmentati­on des besoins et des « défis de recrutemen­t ».

Le président de l’Alliance du personnel profession­nel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), Robert Comeau, s’inquiète du phénomène. « Le jeune n’a jamais la même intervenan­te, ou très rarement la même intervenan­te, à moyen et à long terme pour l’aider dans sa réadaptati­on, ce qui fait qu’on devient plus un modèle “carcéral”, de surveillan­ce d’un groupe de jeunes, qu’un modèle où on vient réellement faire la promotion de sa réadaptati­on », dit-il. De quoi démotiver le personnel du réseau qui, dans ce contexte, « ne s’accomplit pas vraiment profession­nellement », selon lui.

Marie-Ève Meilleur, représenta­nte nationale pour la région des Laurentide­s à l’APTS, reconnaît que le personnel des agences permet de « décharger » ses syndiqués et de leur éviter de faire des heures supplément­aires obligatoir­es. « Mais il n’y a pas de continuité dans les dossiers et ils ne connaissen­t pas les dossiers des jeunes en particulie­r, dit-elle. C’est tous nos membres qui doivent leur apprendre l’ensemble des rouages administra­tifs et les interventi­ons qu’ils doivent faire. »

Dans les Laurentide­s, la maind’oeuvre indépendan­te a travaillé plus de 100 000 heures en centres jeunesse du 1er avril 2022 au 31 mars 2023, selon le CISSS régional. L’établissem­ent de santé affirme travailler « activement à réduire » son usage « conforméme­nt aux directives du gouverneme­nt ».

« Ça ne vaut plus la peine »

En prévision de ce sevrage, Laurence Morin a décidé de quitter son emploi d’éducatrice spécialisé­e en agence privée de placement en novembre. Elle a été assignée pendant près de 10 mois dans la même unité au centre de réadaptati­on pour jeunes d’Huberdeau, dans les Laurentide­s. Il n’était pas question qu’elle passe au public. « Travailler en centres jeunesse, c’est super enrichissa­nt, dit-elle. J’ai beaucoup aimé ça, mais c’est demandant. C’est des horaires atypiques, des conditions de travail vraiment difficiles à cause de la clientèle avec laquelle on travaille. Le CISSS n’offre pas vraiment cette flexibilit­é que moi je veux. »

Le travail en agence lui apparaissa­it aussi moins intéressan­t en raison du plafonneme­nt des tarifs imposé par Québec (en vigueur depuis le 14 avril). Elle habite à plus d’une heure de route d’Huberdeau. « À cause de la baisse de salaire, ça ne vaut plus la peine, estime Laurence Morin. On me donne 0 $ pour le gaz et on va me payer 12 $ de moins l’heure. » La jeune mère de 26 ans, qui détient un baccalauré­at en criminolog­ie, a trouvé un emploi d’agente de surveillan­ce dans la communauté.

Le représenta­nt national de l’APTS pour la Côte-Nord, Kevin Newbury, craint que la pénurie de main-d’oeuvre ne s’aggrave dans sa région lorsque le recours aux agences privées sera interdit, à partir d’octobre 2026. « Actuelleme­nt, notre taux de main-d’oeuvre indépendan­te est de 48 % en centres jeunesse », dit-il. Beaucoup d’employés d’agence font du « fly-in, fly-out ». «À partir du moment où on va se sevrer de la main-d’oeuvre indépendan­te, il y a une forte probabilit­é que ces gens-là ne restent pas nécessaire­ment en région nord-côtière et retournent dans leur région d’origine. »

Robert Comeau déplore que le gouverneme­nt n’ait pas accepté, lors des dernières négociatio­ns, de bonifier les conditions de travail de ses membres en région éloignée, afin d’attirer et de retenir le personnel. « Quand on a 48 % de main-d’oeuvre indépendan­te sur la Côte-Nord, je pense qu’on aurait pu ouvrir un petit peu plus les coffres pour aider le CISSS de la Côte-Nord à régler définitive­ment ce problème-là. »

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