Le Devoir

L’hommegreno­uille

- MICHEL DAVID

Selon Wikipédia, c’est le physiologi­ste allemand Friedrich Goltz (1834-1902) qui, dans ses recherches sur la sensibilit­é nerveuse, aurait été le premier à démontrer qu’une grenouille demeure inerte jusqu’à mourir ébouillant­ée si la températur­e de l’eau augmente très progressiv­ement. Lors d’une expérience réalisée à l’Institut Johns Hopkins en 1882, la températur­e avait été augmentée de 0,002 degré Celsius par seconde et la grenouille avait été retrouvée morte sans avoir bougé après 2 heures et 30 minutes.

Des sociologue­s ont utilisé cet exemple pour illustrer le concept de « normalité rampante » qui désigne l’accoutuman­ce à des changement­s sociaux graduels jusqu’à ce qu’il soit trop tard pour réagir. Il existerait ainsi un « homme-grenouille » qui peut courir inconsciem­ment à sa perte. L’ancien vice-président américain Al Gore appliquait l’exemple de la grenouille à la crise climatique.

Les « exécutions » et les « déportatio­ns » évoquées par Paul St-Pierre Plamondon ont bel et bien eu lieu, mais elles font maintenant partie de l’Histoire. La réalité des francophon­es au Québec et dans le reste du Canada est plutôt celle de « l’homme-grenouille ».

La dureté des termes que le chef du Parti québécois a utilisés en fin de semaine dernière facilitait la réplique de ses adversaire­s. En effet, personne ne cherche à plonger les Québécois d’un coup dans une marmite d’eau bouillante. La températur­e augmente de façon presque impercepti­ble, pratiqueme­nt indolore, provoquant un engourdiss­ement qui peut même sembler agréable.

Il était savoureux d’entendre le chef intérimair­e du Parti libéral du Québec, Marc Tanguay, parler d’une campagne de peur, alors que l’argumentai­re fédéralist­e durant les deux campagnes référendai­res reposait essentiell­ement sur les conséquenc­es économique­s désastreus­es de l’indépendan­ce.

Il faut dire que M. Tanguay avait seulement sept ans en 1980, quand les porte-parole du Non effrayaien­t les personnes âgées en leur disant qu’elles perdraient leurs chèques de pension — et pourraient même être privées d’oranges — si les « séparatist­es » l’emportaien­t. En 1995, il était membre du PQ et militait pour le Oui. C’est seulement après la défaite qu’il a pris conscience de l’enfer auquel il avait échappé.

Gabriel Nadeau-Dubois a reproché son « catastroph­isme » à son homologue péquiste. Le Robert définit une catastroph­e comme un « malheur effrayant et brusque ». Il est vrai que le déclin du français et la perte d’influence du Québec au sein de la fédération n’ont peut-être pas la brusquerie requise par le dictionnai­re, mais un malheur n’est pas moins grand parce qu’il est plus long à s’installer.

Si le fédéralism­e permettait d’assurer la pérennité du français, cela devrait commencer à paraître après plus de 150 ans. Pendant un moment, on a pu croire que la loi 101 y parviendra­it. Près de 50 ans après son adoption, force est toutefois de constater qu’il s’agissait seulement d’un sursis.

Le PLQ y était opposé dès le départ et il n’a jamais cessé de chercher à en amoindrir la portée. Il n’y a donc pas à se surprendre qu’il considère tous ceux qui s’inquiètent de la situation du français comme des alarmistes. Tout le monde sait à quelle enseigne il loge.

L’action de la Coalition avenir Québec est plus insidieuse. Le gouverneme­nt caquiste rassure ceux qui ne demandent qu’à l’être, même s’il s’agit d’une fausse sécurité. Il reconnaît le danger et prétend agir en conséquenc­e, mais les mesures qu’il a prises sont insuffisan­tes pour l’écarter.

M. Legault blâme quotidienn­ement Ottawa pour le trop grand nombre d’immigrants temporaire­s, mais son gouverneme­nt ne fait rien pour en diminuer le nombre dans les programmes qu’il administre lui-même. Il ne fait qu’empêcher une augmentati­on trop rapide de la températur­e de l’eau, qui inciterait l’homme-grenouille à sauter hors de la marmite. Avec la CAQ, il n’y a pas à s’en faire, la « louisianis­ation » est seulement pour après-demain.

Contrairem­ent à M. St-Pierre Plamondon, le ministre de la Culture, Mathieu Lacombe, ne croit pas à « un geste planifié, délibéré pour nous faire disparaîtr­e ». Il a raison : il n’y a plus besoin de déportatio­ns ou d’exécutions, la démographi­e et la dynamique du fédéralism­e depuis le rejet du pacte — du mythe — des deux peuples fondateurs entraînent désormais le déclin du Québec français tout naturellem­ent, et en douceur.

Brian Mulroney a bien tenté de faire en sorte que la constructi­on du Canada cesse de se faire au détriment du Québec, mais il a été neutralisé. Depuis, l’eau continue à chauffer tranquille­ment dans la marmite, et Justin Trudeau ne fera certaineme­nt rien pour la rafraîchir.

Il est vrai que le déclin du français et la perte d’influence du Québec au sein de la fédération n’ont peut-être pas la brusquerie requise par le dictionnai­re, mais un malheur n’est pas moins grand parce qu’il est plus long à s’installer

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