D’escalade en désescalade, et inversement
Si le risque d’escalade et d’embrasement existe bel et bien au Proche-Orient, il demeure, à chaud, fragilement contenu. Vrai que le bombardement israélien du consulat iranien à Damas, mené le 1er avril, et le déluge de drones et de missiles déversé en riposte par l’Iran sur Israël samedi soir sont deux événements qui font entrer les deux capitales en terrain inédit d’affrontement militaire direct, ce qui est proprement inquiétant. Question immédiate : de quel bois se chauffera la contre-riposte annoncée par Israël ? Que s’installe un engrenage de surenchère et les conséquences pourraient être régionalement incalculables.
Ni l’un ni l’autre n’ont pourtant intérêt à faire voler en éclats le sinistre équilibre qui caractérisait jusque-là leur affrontement. À télégraphier sa réplique, qui était inévitable, Téhéran a réagi de façon certes spectaculaire et risquée, mais en même temps avec une certaine précaution, comme il peut par ailleurs compter sur de précieux relais armés au Liban, en Syrie, au Yémen, en Irak et, jusqu’à preuve du contraire, à Gaza. Voici deux gouvernements qui trouvent utile d’instrumentaliser leurs tensions et leur animosité réciproque à des fins de survie politique et de cohésion nationale. Les puissances occidentales, à commencer par les ÉtatsUnis, ont quant à elles de froides raisons d’inviter le premier ministre Benjamin Nétanyahou à la retenue. Face à la multiplication des guerres dans le monde et compte tenu du build-up militaire dans l’Indo-Pacifique, leurs capacités à fournir Israël en armes offensives et défensives ne sont pas, après tout, illimitées.
Forces en présence : d’un côté, une théocratie iranienne plus noyautée que jamais par les durs du régime, noyant son lamentable échec socioéconomique dans la répression la plus aveugle qui se puisse imaginer, et la maquillant de propagande antioccidentale et antisioniste dont on soupçonne qu’elle ne convainc plus une grande partie de la population. De l’autre, une démocratie chancelante et une société déchirée, dont le gouvernement est pris en otage par une clique de suprémacistes juifs qui appellent à l’annexion de la Cisjordanie et à la guerre totale contre l’Iran, avec à sa tête un premier ministre qui essaie de sauver sa peau en poursuivant à Gaza une guerre d’annihilation aux accents génocidaires. À soutenir les massacres du 7 octobre en Israël, Téhéran s’est fait le parrain d’une innommable terreur d’État. Nétanyahou n’est pas moins cynique et jusqu’au-boutiste, à provoquer l’Iran en attaquant son consulat à Damas et à faire semblant de faire attention aux civils gazaouis. À géométrie variable, le droit à la critique antigouvernementale est invalidé au nom de la solidarité patriotique.
Le monde et le Proche-Orient n’en seraient (peut-être) pas là si l’accord international de Vienne sur le nucléaire iranien, conclu en 2015 sous Barack Obama, n’avait pas été sabordé par Donald Trump trois ans plus tard, au grand bonheur, d’ailleurs, de Nétanyahou. L’accord avait le mérite d’éviter que l’Iran ne se dote de l’arme nucléaire et, au-delà, entrouvrait la porte à sa réintégration dans la sphère internationale en le sortant de l’isolement dans lequel il était tenu depuis la révolution de 1979. Le sabordement de l’accord a eu les résultats que l’on sait : durcissement du régime avec menace à la clé que son programme d’armement nucléaire soit relancé ; rétablissement de la politique d’endiguement et des sanctions occidentales ; répression redoublée contre la société civile, particulièrement à l’égard des femmes ; et détérioration catastrophique du niveau de vie des Iraniens.
On n’en serait sans doute pas là non plus si la communauté internationale, Canada compris, avait eu le courage d’exiger haut et fort l’application d’un règlement politique du conflit israélo-palestinien plutôt que de laisser en sous-main la droite israélienne, dont Nétanyahou est leader depuis 20 ans, tuer le projet de création d’un État palestinien indépendant colonie de peuplement juif par colonie de peuplement juif. Ledit Occident a fait preuve d’un laisser-faire dont on récolte aujourd’hui le fruit empoisonné dans une région du monde où les civils de tous bords sont jetés aux loups en permanence. Avec le résultat que les États-Unis, accrochés à leur logique hégémonique, arment d’une main et appliquent des pansements humanitaires de l’autre. Il n’aurait pas dû falloir la violence des six derniers mois pour remettre à l’ordre du jour la cause palestinienne.
Dans un ouvrage où il brosse le portrait des grandes rivalités internationales des 150 dernières années, l’écrivain Amin Maalouf « rêve d’une humanité qui entrerait enfin dans l’âge adulte ». Comprendre : le rêve d’un monde autrement collaboratif. On en est loin. L’humanité a fait un pas dans la bonne direction au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale. Elle est aujourd’hui enferrée dans ses vieux travers, caractérisés par des relations internationales réduites aux seuls rapports de force. Appeler à la désescalade, sans prendre les moyens durables d’empêcher l’escalade suivante, ne suffit pas.