Compétitions traumatiques
Je suis d’accord avec Paul St-Pierre Plamondon sur au moins une chose : il est indéniable que le colonialisme britannique et sa violence ont profondément marqué, voire forgé, l’histoire du Canada. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la maladresse avec laquelle le chef du Parti québécois a fait rejaillir cette question dans l’espace public, appel du pied (dog-whistle) en prime. On y reviendra.
Mais plusieurs observateurs lui ont aussi reproché le simple fait de parler du passé. « Il ressasse de vieilles histoires », « le Québec est rendu ailleurs », lui a-t-on rétorqué. Je comprends et respecte le réflexe. Cette chronique s’adresse à ceux que l’héritage du colonialisme britannique intéresse.
Ma vie professionnelle me donne l’occasion de sillonner le pays. Partout, je cherche à comprendre comment les gens voient le Canada ou leur province, leur histoire familiale, les liens qu’ils font entre leur récit personnel et les récits nationalistes. Et partout, dès qu’on gratte un peu, la question du colonialisme britannique ressort, explicitement ou implicitement, dans les rapports que les gens entretiennent les uns aux autres, avec le territoire et l’État.
Ce que je constate toutefois, c’est que la compréhension qu’on a de l’histoire canadienne est souvent prise dans des angles morts qui suivent à peu près les trous dans les curriculums d’histoire de nos provinces respectives.
Je vais me souvenir toute ma vie d’une conversation surréelle avec une personnalité politique pourtant sénior de l’Ouest canadien qui associait systématiquement le français au Québec — seulement le Québec. Je lui avais demandé si l’agacement des Prairies à l’endroit de la différence québécoise pouvait être un héritage de la violence d’État envers les Métis, les Premières Nations et les francophones de l’Ouest à la suite de la pendaison de Louis Riel. Comme si, après avoir « travaillé » si fort à stigmatiser la différence locale, on s’étonnait qu’une autre partie du pays ose la revendiquer. Elle n’y avait jamais réfléchi.
C’est aussi là une démonstration de la manière dont on peut atteindre les plus hauts postes politiques dans l’Ouest et parler de « l’aliénation » des gens de l’Ouest (en vertu de l’exigence de bilinguisme à Ottawa) sans jamais s’être demandé pourquoi l’Ouest n’est-il pas plus bilingue, ou multilingue, et comment cela est-il advenu
L’absence de réflexion témoignait d’un important angle mort. En associant la francophonie canadienne exclusivement au Québec, on s’était privé d’une clé de compréhension centrale pour sa propre région. Parce que les gens, fondamentalement, cherchent à se comprendre eux-mêmes, mes questions ne pouvaient être reçues autrement qu’avec beaucoup d’ouverture.
De la même manière, j’espère qu’on a assez de recul pour sourire de la façon dont la génération de leaders qui a mené la saga constitutionnelle des années 1980 et 1990 s’est étonnée de voir la perspective autochtone surgir, un peu comme un cheveu sur la soupe, dans son bras de fer entre « peuples fondateurs ». Quel ne fut pas l’émoi collectif lorsqu ’Elijah Harper, leader cri et député de l’Assemblée législative du Manitoba, a bloqué l’adoption de l’Accord du lac Meech, qui n’incluait aucune reconnaissance constitutionnelle pour les Premiers Peuples. On avait cru pouvoir régler la place du Québec dans le Canada sans qu’aucun Autochtone ne lève le doigt pour dire : et nous ?
C’est incroyable, quand même, avec le recul. L’épisode reste un symbole du trou béant dans l’éducation politique et historique de nos dirigeants de l’époque.
Je pourrais donner encore beaucoup d’exemples. Les perspectives autochtones, celles des communautés immigrantes provenant d’autres ex-colonies britanniques, celles des communautés noires et asiatiques qui ont encaissé de plein fouet le racisme de l’Empire, celles immigrant du sud ou de l’est de l’Europe qui ont essuyé le chauvinisme protestant, des familles irlandaises et écossaises qui avaient déjà une longue histoire avec Londres avant de débarquer au Canada viennent compléter les récits familiaux qui continuent de circuler dans bien des familles francophones et acadiennes.
Mais il est rare que l’on considère ces mémoires et ces perspectives comme des éléments qui se complètent. J’ai souvent l’impression que chacun tient à son bout de casse-tête régional, linguistique ou culturel et tente de démontrer aux autres l’importance du morceau qu’il a en main.
Très rares sont ceux qui cherchent à développer une vue d’ensemble du casse-tête.
Ainsi, les mémoires traumatiques entrent en compétition : chacune tire la couverture, personne ne s’écoute véritablement. Et on normalise une vision de la politique où la seule manière d’être respecté, c’est de faire la démonstration de sa force, quitte à écraser plus petit que soi comme on craint soi-même de se faire écraser. Je ne sais pas si on comprend que chaque fois qu’on dit que la seule manière d’être respecté, c’est de redessiner les cartes pour se créer un espace majoritaire, on avoue implicitement ne pas croire qu’il puisse exister un pays où chaque groupe est respecté, peu importe son nombre. Il y a bien sûr plusieurs raisons de vouloir fonder un pays. Mais lorsque l’on justifie son désir par une aspiration à jouir à son tour de la force du majoritaire, le message est bien entendu par les gens qui resteront minoritaires. J’avais dit que j’allais revenir à l’appel du pied.
Je pense qu’un exercice de dialogue sur les cicatrices laissées un peu partout par l’histoire de ce pays est nécessaire pour que chacun puisse mieux se comprendre et mieux se respecter.
Il se fait d’ailleurs déjà tranquillement, au fil de rencontres portées par la société civile — souvent loin des parlements, des caméras et des réseaux sociaux. Vous me permettrez toutefois d’avoir peu confiance en la réussite d’un exercice aussi délicat lorsqu’il est accaparé par la politique partisane ou par des gens qui démontrent peu de curiosité pour l’ensemble du casse-tête.