L’Orchestre de Philadelphie, premier de classe
Peut-on tenter une évaluation des cinq plus grands orchestres américains aujourd’hui ?
L’Orchestre Métropolitain accueille vendredi, à la Maison symphonique, Yannick Nézet-Séguin et son Orchestre de Philadelphie dans un programme couplant la 4e Symphonie de Florence Price et la 2e Symphonie de Rachmaninov. Membre du club fermé du fameux « Big Five » des orchestres américains, l’Orchestre de Philadelphie file un bon coton sous la direction du chef québécois, en poste depuis 2012.
Où en sont les orchestres américains, notamment ceux que l’on regroupe sous la bannière des Big Five : Boston, Chicago, Cleveland, New York et Philadelphie ? Les classements en matière de musique classique, toujours périlleux, suscitent en général sarcasmes et quolibets. Les commentaires fusent à la fois de la part de ceux qui savent et de ceux qui croient savoir. Cette dernière catégorie pourrait par exemple faire émerger la question suivante : pourquoi parle-t-on encore de Big Five, alors qu’il est de notoriété publique que l’Orchestre philharmonique de Los Angeles, sous la direction du grand Gustavo Dudamel, devrait en faire partie ?
Le joyau caché
L’interrogation est doublement pertinente. D’une part, le palmarès semble encore plus solide que le classement de 1855 des vins de Bordeaux. D’autre part, la « notoriété publique » est bien la pire des choses. Au titre du « coefficient de buzz dans le grand public », le Philharmonique de Los Angeles, excellent orchestre au demeurant, atteint des scores exceptionnels. Mais vous ne trouvez guère de chefs qui ne placeront pas audessus du Philharmonique de Los Angeles plusieurs parmi les orchestres dits « B », tels ceux de San Francisco, Cincinnati, Minnesota, Pittsburgh, SaintLouis, Atlanta, Dallas, Washington… (et on ne parle même pas de l’Orchestre du Met, dont la fonctionnalité est autre. mais la qualité majeure).
Au sein du top-5, nous vivons une pareille réalité « anti buzz », avec un orchestre dont on ne parle presque jamais, mais devant lequel les chefs se pâment : l’Orchestre de Cleveland. Cet ensemble est un roc. Depuis 1946, il a eu comme chefs Georges Szell (1946-1970), Lorin Maazel (1972-1982), Christoph von Dohnányi (1984-2002) et Franz Welser-Möst (depuis 2002). La taille de diamant brut, opérée dans une même ligne esthétique par Szell et Dohnányi, perdure, de même que la réputation « Cleveland, l’orchestre de Szell ». Welser-Möst, qui n’est pas une personnalité flamboyante mais a maintenu le cap, soigne un cancer et quittera son poste en juin 2027. Cette succession-là devra faire fi des effets du marketing et de la mode.
L’Orchestre de Philadelphie, c’est Cleveland avec une autre personnalité, plus « ronde » et avec, désormais, l’avantage de la stabilité. Yannick Nézet-Séguin, qui a spectaculairement redressé un orchestre enlisé par Christoph Eschenbach, est en selle jusqu’à 2030, au moins. À l’image de son directeur musical, qui épouse bien davantage les tendances du moment que l’Autrichien Welser-Möst, l’Orchestre de Philadelphie est à la pointe du mouvement diversité et inclusion, allant jusqu’à amener la musique de Florence Price en tournée. C’est sûr que Yannick Nézet-Séguin va garder cette ligne, et il est intéressant d’avoir une dichotomie aussi bien dessinée entre les deux phares du moment, à nos yeux.
Le perturbateur
Cela fait maintenant 15 ans que Riccardo Muti joue le perturbateur endocrinien de la vie musicale américaine. Il donne des leçons de morale à tout le monde, mais quand il retournera dans son Italie natale, en 2025, son legs musical sur le continent sera nul. Perturbateur, car, en 2009, il était le candidat de choix du Philharmonique de New York pour la succession de Lorin Maazel. Au dernier moment, il s’est jeté dans les bras de Chicago.
À Chicago, il a encroûté et amidonné le Chicago Symphony, heureusement toujours très solide, qui va tenter de se réveiller et de se replacer sur l’orbite médiatique avec Klaus Mäkelä à partir de 2027. New York, pris au dépourvu par sa défection, a nommé à la sauvette celui qui devait être son bras droit, Alan Gilbert, qui n’avait pas l’étoffe du poste, et s’est trompé une 2e fois, en 2018, en nommant Jaap van Zweden, dont on attend le départ avec impatience. Suite avec Gustavo Dudamel, en espérant que seront réglées quelques questions internes qui empoisonnent la sérénité du moment, notamment deux musiciens suspendus pour agression sexuelle puis réintégrés par pression syndicale puis resuspendus, et un membre éminent du conseil d’administration inquiété pour possession de pornographie juvénile. Avec leurs nouveaux chefs vedettes, Chicago et New York devront se remettre sur les rails, en rangs serrés, et reformater une image.
Reste l’Orchestre symphonique de Boston, qui a nommé Andris Nelsons à vie, ce qu’on peut voir comme un gage absolu de confiance, mais aussi comme la formule d’un contrat sans terme permettant aux deux parties de se séparer avec plus de souplesse. Tant que chacun y trouve donc son profit… Malgré le profil médiatique du chef letton, aucune réalisation musicale n’attire l’attention, et l’image « française » de l’orchestre se dilue.
Le granit lumineux de Cleveland et le velours de Philadelphie ont de beaux jours devant eux pour trois ou quatre ans au moins.